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SALLE 5 - VITRINE 4 ² : LES PEINTURES DU MASTABA DE METCHETCHI - 56. FRAGMENTS E 25516 et E 25523 : DE LA SYMBOLIQUE DU JEU DE SENET

Publié le 18 décembre 2012 par Rl1948

 

... Celui qui peine a besoin de détente et le jeu vise à la détente, alors que le labeur s'accompagne de fatigue et d'effort : pour cette raison, il faut introduire les jeux dans l'éducation en y ayant recours au moment opportun, c'est-à-dire en s'en servant à titre de remède. Car le mouvement de l'âme dû au jeu est un relâchement et, par le plaisir qu'il procure, une détente.

ARISTOTE

Les Politiques, VIII, 3,  1337 - b

Paris, GF-Flammarion n° 490,

p.  522 de mon édition de 1993

   Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est par cet extrait d'Aristote - encore parfaitement d'actualité de nos jours -,  que je voudrais introduire ce matin, amis visiteurs, ma dernière intervention à propos des fragments peints provenant  d'une paroi  du mastaba de Metchetchi exposés ici, dans la grande vitrine 4 ² de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre et plus spécifiquement de ceux (E 25516 et E 25523) figurant deux hommes s'adonnant au jeu de senet que nous avons détaillés la semaine dernière

Deux joueurs de senet (vus de droite)

   Souvenez-vous, j'avais terminé notre entretien sur des propos s'inscrivant en faux par rapport à ce qu'affirme Aristote, à savoir que le jeu en général n'avait aux yeux des Anciens qu'une valeur de détente, de passe-temps ; et je vous avais en effet laissé sous-entendre que pour les Égyptiens de l'Antiquité, ce jeu particulier revêtit rapidement avec le temps - et plus encore à partir de la XVIIIème dynastie -, une tout autre finalité que le seul délassement ici-bas.

   Certes, je ne nie évidemment pas qu'il pouvait toujours être considéré comme tel dans la vie quotidienne, mais dès les débuts de l'Histoire, voire même déjà à la fin de la Préhistoire, il semble avoir aussi déjà été associé aux funérailles : ainsi la section égyptienne des Musées royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles (M.R.A.H.) possède-t-elle le plus vieux plateau de jeu (E 2957) que nous connaissions actuellement, pour lequel il appert, d'après les  indications de ceux des historiens du Musée qui l'ont étudié, qu'il nous faut l'appréhender en référence à une symbolique funéraire avérée. 

 

Jeu-de-Senet--MRAH---E-2957-.jpg

   En argile crue séchée, datant du Nagada I, soit entre 3800 et 3500 avant notre ère, il fut découvert en 1908 lors de fouilles menées par les égyptologues anglais Edward R. Ayrton et W. Loat dans la tombe H 41 du cimetière d'El Mahasna, au nord d'Abydos.

   Avec ses trois rangées de six cases, il préfigure évidemment les damiers des époques postérieures qui présenteront souvent un parcours de vingt ou trente cases.

   Il n'est plus à répéter à tous ceux qui, peu ou prou, se familiarisent avec la civilisation égyptienne, partant, à tous ceux qui sont amenés à rencontrer des textes peints ou gravés que, dès l'aube de leur civilisation, les Égyptiens détinrent cette particularité de puiser dans leur environnement naturel, faune tout autant que flore, aux fins de le schématiser, en format réduit, pour créer soit leurs hiéroglyphes, soit différents objets de leur quotidien.

     Vous en avez un exemple flagrant avec ce type de jeu qui, selon une hypothèse plus que séduisante de l'égyptologue belge Pierre Gilbert, représenterait ni plus ni moins que le quadrillage des champs sillonnés de canaux d'irrigation destinés à abreuver les plantations quand le Nil, après les mois de crue, rentre dans son lit. Poussant plus avant sa démonstration, celui qui était devenu, depuis 1963, Conservateur en chef, voulut voir les différents pions utilisés, dans un premier temps, comme des monceaux de blé - tels ceux, ci-avant, sur le jeu exposé dans "son" Musée bruxellois - ;  puis, dans un second temps, cônique, à sommet courbe, comme des silos engrangeant les céréales, à l'instar de celui, (E 22649), en faïence siliceuse d'un bleu splendide

Jeu-de-senet---Pion-E-22-649--Louvre-C.-Decamps-.jpg

 

que vous pourrez admirer après notre rencontre, si toutefois vous êtes intéressés, en salle 10 - eh oui !, celle-là même que nous avons déjà arpentée, souvenez-vous, pour y détailler tout dernièrement différentes harpes - : datant également de l'Ancien Empire, cette superbe pièce ne mesurant que 7,30 cm. de hauteur et 3,50 de diamètre y est exposée dans la vitrine 7.

   Ce qui m'invite à entériner les théories du Professeur Gilbert, c'est que nous retrouvons la représentation de semblable damier dans l'écriture hiéroglyphique elle-même : en effet, ce signe, plateau de jeu gravé en plan et pions de profil, sur une plaque de faïence, (AF 12868), visible dans la vitrine 3 de la salle 6 toute proche,

 

Hieroglyphe ''men'' - Plateau de jeu.jpg

que les philologues, à la suite de Champollion, transcrivent mn et que l'on relève notamment dans le patronyme de différents souverains - ici, fragment de cartouche du pharaon Séthi Ier (Menmaâtrê) -, exprime la durabilité, la stabilité, le bon ordre ...; mais aussi la sécurité alimentaire, c'est-à-dire : tout ce qu'un pays bien cultivé, bien irrigué peut apporter à une population dont la vie dépend notamment de la bonne répartition des produits du sol.    

   Dans la vitrine 7 de la salle 10, 

Salle-10---Vitrine-7---Jeux.JPG

présentés entre dés, bâtonnets et autres types de pions, vous aurez également tout loisir d'admirer deux très beaux modèles de boîtes de senet dont le décor en damiers, vous le constaterez, corrobore parfaitement mes allégations résumant le sentiment de Pierre Gilbert : la première, (E 2710), en bois, élevée sur le socle-miroir, appartint à un certain Imenmès (XIVème siècle avant notre ère)

Jeu-de-senet-d-Imenmes-E-2710--Louvre---C.-Decamps-.jpg

et la seconde, (E 913), en faïence siliceuse, à la droite du même support, fut la propriété de la reine Hatchepsout (XVème siècle avant notre ère).

Jeu-de-senet--Hatchepsout----Louvre E-913--Ch.-Decamps-.jpg

   Aux fins d'à présent donner plus de poids aux propos qui vont être miens, permettez-moi, amis visiteurs, de vous proposer le début d'un chapitre du Livre pour sortir au jour, le dix-septième, dans lequel le défunt se présente comme le dieu Rê, le démiurge, le maître de l'Univers :

     Commencement des transformations et des glorifications de la sortie de l'empire des morts et du retour en lui ; être un bienheureux dans le bon Occident ; sortir au jour, faire toutes transformations que l'on désire ; jouer au senet assis sous la tente ; sortir en âme vivante, de la part de N., après sa mort. 

   Nous voici donc, - n'en déplaise à Aristote pour qui le concept de jeu est synonyme de délassement -, au sein même du monde funéraire, au sein même de la symbolique que recouvrit le senet aux yeux des Égyptiens de l'Antiquité.

   Une très courte allusion lexicologique vous affranchira d'emblée : en effet, le terme snt signifiait : passage, traversée ; passage à travers les obstacles qui, dans l'Au-delà, auraient pu empêcher le défunt d'accéder à la vie éternelle.

   Vaincre les puissances du Mal, vaincre les créatures du monde inférieur : là résidait la symbolique de ce jeu !

   Soit, gravé ou peint sur une des parois de la chapelle funéraire, comme chez Metchetchi et bien d'autres, soit faisant matériellement partie du mobilier funéraire dont le défunt souhaitait la présence pour l'éternité, le jeu de senet qui se pratiquait entre deux personnes pouvait très bien, dans ce contexte précis, comme vous le remarquez sur le petit côté de la boîte d'Imenmès

Jeu de senet d'Imenmès - Petit côté) (Louvre C. Décamps

se jouer seul : en fait, entre le trépassé et un adversaire non représenté, imaginaire. Il symbolisait alors non seulement l'éternelle lutte entre le Bien (Maât) et le Mal (Isefet) mais aussi, plus prosaïquement, devait permettre au mort d'accéder à la régénérescence dans l'Au-delà : notez ici, de part et d'autre de la sellette qui supporte le damier, la figuration gravée de fleurs de lotus que nous savons pertinemment bien, vous et moi, être censées favoriser la renaissance des défunts.

   En outre, et ceci est loin d'être négligeable, les pions, prosaïquement en forme de tas de blé ou de silos ne pouvaient, par la force suggestive de leur image, que lui permettre - ou, plutôt, à son Ka -, d'être assuré de toujours bénéficier de céréales nourricières en abondance ...

   A ce jeu de senet, la victoire du défunt sur un partenaire invisible faisait office de jugement divin. Appelé également jeu de passage, alors que l'on pourrait banalement le considérer en tant qu'agréable divertissement post-mortem, il figurait en réalité, symboliquement, le besoin du trépassé de se frayer un chemin, en repoussant tout adversaire, en évitant nombre d'embûches, vers le royaume d'Osiris où vie lui était promise, éternellement. 

    

   Sans en connaître exactement les règles, - j'ai eu mardi dernier déjà l'occasion de vous l'indiquer, ainsi que dans certaines réponses à vos commentaires, amis visiteurs -, les égyptologues peuvent, à l'examen de vestiges retrouvés, notamment quelques-uns de ceux présentés dans la vitrine 7 ici devant nous, avancer que pour permettre la progression de la partie, les joueurs lançaient des bâtonnets faisant office de dés, les plus raffinés d'entre eux, comme deux ici, étant taillés en forme de tête de chiens (canis lupaster) figurant soit Anubis, l'Embaumeur divin, soit Oupouaout, l'Ouvreur de chemins.

Jeu-de-senet---Batonnets--E-3674---75-et-76--Louvre-C.-De.jpg

   Il semblerait, si j'en crois le site du Louvre, que la quantité de faces décorées visibles après lancement déterminait le nombre de cases sur lesquelles l'on pouvait progresser. 

   D'infimes indices relevés ça et là par les égyptologues donnent également à penser que le joueur se mouvait "en lacet" - boustrophédon, pour employer le terme idoine, moins imagé et certainement moins connu :

Senet-Deplacement.jpg

partant du dessus à gauche, et avançant vers la droite sur la première rangée de dix cases d'un plateau qui en comptait trente, - que les documents nomment perou, c'est-à-dire "maisons" -, il poursuivait ensuite de droite à gauche sur la deuxième, pour terminer la troisième dans le sens où il avait entamé la partie, formant ainsi sur le damier une sorte de grand S inversé.

     Vous aurez évidemment constaté que sur l'exemplaire d'Imenmès, - tout comme d'ailleurs sur maints autres mis au jour que vous verrez peut-être dans d'autres musées -, certaines cases, cinq le plus souvent, toujours les mêmes, comportent des signes hiéroglyphiques gravés et/ou peints : ainsi le terme "Bonté, Beauté", sur la vingt-sixième ou "Eau", immédiatement à côté, que d'aucuns supposent, sans certitude aucune, conjecture parmi d'autres, être en rapport avec la purification nécessaire au défunt pour accéder à son Au-delà.

   Un point toutefois est avéré par les quelques rares textes exhumés : du dénouement de la partie dépendait l'avenir  du défunt : sera-t-il ou non accepté dans le monde des dieux ; deviendra-t-il ou pas un Nouvel Osiris ?

   Derechef, je le martèle, amis visiteurs : le programme iconographique d'une tombe, le mobilier qu'elle recelait n'avaient d'autre raison d'être - loin du geste gratuit, loin d'une véritable recherche esthétique - que celle de permettre au défunt de connaître, en sa maison d'éternité dans le Bel Occident, une seconde vie si pas supérieure, à tout le moins égale à celle qui fut sienne ici-bas.

     Et Metchetchi, comme tant d'autres en ces temps antiques, mobilisa toute son énergie pour atteindre ce simple dessein.

   S'il y réussit ? A envisager les déprédations infligées à son tombeau, je n'en suis malheureusement pas convaincu.

   Pour ce qui me concerne, alors que modestement je visai à vous emmener, comme le chanta Barbara

Là-bas, là-bas,
De l´autre côté du miroir,
Là-bas, [où] rien n´est comme ici.
Là-bas, [où]tout est autrement ... ; 

alors que je visai à quelque peu vous familiariser avec l'antique civilisation des rives du Nil, j'espère que, de semaine en semaine, depuis que de conserve, le 15 mars 2011, nous avons entrouvert l'huis de son mastaba grâce à la quarantaine de fragments exposés dans les vitrines 4 et 4 ² de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, mes efforts n'auront pas été trop vains à vos yeux.

   Merci à tous de m'avoir suivi dans cette longue et belle quête ...

 

(Barguet : 1967, 57 ; Franco : 2004, 229 ; Gilbert : 1965, 72-4 ; Piccione : 1980, 55-8)


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