Poezibao termine ici la publication des quatre notes reçues autour du
livre de Ludovic Degroote, cherchant également par cette démarche à montrer les
multiples approches et lectures possibles d’un même livre.
note 1 (F.Trocmé)
note 2 (A. Emaz)
note 3 (J.-P. Dubost)
Dans
Monologue, Degroote fait en sorte que sa sœur, morte à 18 ans dans un
accident de voiture, puisse retrouver sa conscience : « les autres se demandent ce que j’ai pensé au moment
de mourir, […] si j’ai eu des images de quelque chose ou de quelqu’un,
si j’étais lucide, si même j’avais conscience de quoi que ce soit, de moi, du
monde, et de la disparition du monde avec moi, alors que le monde resterait là,
bien en chair, vivant sans arrêt ». L’auteur fait en sorte que sa sœur
soit sa parole. « [À] cause de ma langue qui a brûlé je ne
peux plus parler qu’à travers chacun de vous, ce n’est pas un jeu, c’est la
réalité qui nous lie, jamais je n’aurais poussé en toi si je n’avais pas été
morte ». Ainsi, même si l’auteur a « conscience d’écrire à
partir » de lui, il sait également qu’il écrit « à la place de
quelqu’un d’autre qui attendrait » qu’il « parle en son nom ».
Mais comment faire en sorte que sa sœur soit sa parole, alors que les
souvenirs, cruellement, manquent ? « [O]n m’a souvent dit que tu étais gaie, mais je ne connais de toi que la
version morte et retranchée, la seule qui appartienne au camp de ma
mémoire ». Restent alors les films et les photographies ? « [J]e
te vois dans les films de papa, je n’en ai pas de toi, morte mémoire, tout a
été dissous par les images des autres [...] ». « [J]’ignore si
tu m’appelais plus souvent ludo ou ludovic, j’ai perdu toute image de ta voix,
je ne l’associe à rien, seuls les films muets et les photos me disent qu’elle a
existé, ainsi que le souvenir des autres qui n’est jamais le mien ». Ces
photos, ces films muets, qui ne sont autres qu’un déroulement de photographies
dans une fiction de temps, ce n’est rien. Cela ne dit rien. Comme le murmure
Christian Boltanski, la seule chose que l’on peut dire de la photographie d’un
visage, c’est : il a été.
« Il a été humain ». La photographie de quelqu’un nous dit
inlassablement : « il y a eu quelqu’un ». Or, « [q]uand quelqu’un
est mort, on se souvient de la photo de cette personne et pas de la
personne ». « L’image photographique remplace le visage ».
Ainsi, « [t]out ça qui constitue quelqu’un très rapidement disparaît
totalement ». Cette évidence fait mûrir la douleur. Ne pas pouvoir se
souvenir est pour l’auteur une déchirure. « [J]’ai
tellement été mangé par des images que j’ai construites, de toi, de l’accident,
de ton cadavre, de ta mort, de ce qu’elle enfouissait de nous, que tout cela
est devenu une espèce d’irréalité dont seule, bien efficiente et palpable, la
peine a tenu dans la réalité ». L’auteur est certes mangé par les
images qu’il a construites, dévoré. Il est certes défait par l’invention
d’un souvenir, d’une multitude de souvenirs. Mais, dans le même temps, il est
construit par cette invention. Ces images, il les fabrique. « [J]e
me repasse dans la tête tous les films que je me suis fabriqués de ce que maman
m’a dit ». Et, par cette fabrication, il donne naissance à sa sœur.
« [T]u vois de toi je ne possède plus que des souvenirs défaits de leurs
images, tu existes dans ce que je me suis fabriqué » (je souligne).
Elle existe. Oui, elle existe. Ce verbe doit être compris ici dans son sens le
plus incandescent. Lisant Monologue, on est avec Godeleine. La fiction,
et l’imaginaire qui en est le ressort, et la poésie, deviennent ainsi façon de
dire la vérité d’un être. De son élan. De ses peurs. De son indéfinissable. De
sa chaleur. De son trouble. De son absence. Et c’est ainsi que doucement se
transmue en parole(s) l’incompréhensible d’un hurlement sans fin. Un hurlement
imaginé mais effectif dans la vie des survivants. Effectif dans la douleur et
la stupeur qu’ils éprouvent, qu’ils n’en finissent pas d’éprouver.
On le devine : pour que le hurlement de sa sœur se transmue en paroles, il
faut à l’auteur revivre l’accident, intensément, de façon continue. Et,
revivant l’accident, il ne peut quitter ce moment de l’enfance qui était alors
le sien. Car, s’il le revivait au présent, dans le présent qui est celui de son
temps d’adulte, il se rendrait compte alors qu’il a l’âge d’être le père de sa
sœur disparue à 18 ans. Et, écrit Degroote, « quand je pense à toi je dois
cesser de grandir, sauf qu’il y a la vie, et que j’ai l’âge impossible d’être
ton père, l’âge impossible de me sortir de nous ». Dire que c’est un
« âge impossible », cela revient à dire que c’est un impossible à
penser. Ce qu’est en définitive, toujours, la mort, ce qui a poussé Godard à
ajouter ces mots à Notre musique (2004) : « On peut envisager la
mort de deux façons : l’une comme étant l’impossible du possible, l’autre comme
le possible de l’impossible. » Revivre cette enfance qui seule lui permet
d’être avec sa sœur disparue est une fatalité. « [J]e ne sors pas de mes
sept ans ». Écrire paraît être ce qui peut faire en sorte qu’il y ait
échappée hors du passé vécu comme présent, comme seul présent. Mais écrire est
toujours, en définitive, façon d’être ramené à ce que l’on voudrait fuir en
commençant d’écrire. Il n’y a pas de choix. Prenant le crayon, l’auteur veut ne
faire que ça : prendre le crayon. Et il échoue, il ne peut qu’échouer. Il
ne fait que prendre sa sœur par la main. « [D]ans ta main la mienne, une
main de sept ans qui ne peut imaginer que tu la lâches, tu comprends pourquoi
je n’ai jamais pu te quitter, je tenais tout entier dans cette main ». Et
sa sœur le ramène, pas à pas, à la maison. « [A]lors je reste là, dans cet
abandon de moi-même, avec ceux qui sont partis sans me quitter tu comprends
pourquoi je n’ai pu vivre sans toi, ça fait plus de quarante ans que je
n’arrive pas à vivre sans toi, j’ai essayé d’écrire pour m’en aller et sans
cesse tu m’as ramené à la maison ». Si l’auteur est
« incapable de [s]e sortir de la mort » de sa sœur, cette
incapacité est également vécue comme une liberté. La liberté de recommencer.
Même illusoire, même nécessairement illusoire, cette liberté, étant vécue comme
telle, ne serait-ce qu’épisodiquement, devient ce qu’elle semble être au plus
profond. Ne fût-ce que dans l’éclair de l’espoir fou. « [J]e retombe dans
une forme d’enfance à partir de quoi il me semblerait pouvoir recommencer, si
je comblais les manques ». L’enfance est cette énergie qui pousse l’auteur
en avant, même fantasmatiquement. Même dans le seul temps d’écrire. En ce sens,
Degroote ne revit pas son enfance, telle que l’entendent Deleuze et Guattari,
mais son « bloc d’enfance ». « Le souvenir opère une
reterritorialisation de l’enfance. Mais le bloc d’enfance fonctionne tout autrement : il est la seule vraie vie de
l’enfant ; il est déterritorialisant ; il se déplace dans le temps,
avec le temps, pour réactiver le désir et
en faire proliférer les connexions […], venant réanimer l’adulte comme on
réanime une marionnette, et lui injectant des connexions vivantes » (Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, 1975). Cette injection
« des connexions vivantes », c’est proprement la vie, ce qui pousse
Degroote à écrire : « parfois j’ai l’impression d’être comme
issu de ta mort ». « [C]ertains jours dans ta mort j’ai
l’impression de tenir tout entier, […] avec le temps long et la dilatation qui
l’accompagne tu es passée dedans, tu me fais vivre ».
Mais il s’agit maintenant de préciser les choses. Être « entier »,
c’est l’être à côté de soi. Exister, c’est exister en étant scindé à
l’intérieur. « [A]lors je continue à voir ma vie comme si j’étais à côté
parce qu’y pèse toujours quelque chose qui manque ». Déjà, dans Un
petit viol, Un autre petit viol (Champ Vallon, 2009), l’auteur
écrivait : « c’est terrible de s’être ainsi dégagé de […] soi mais c’est
sans doute ainsi que nous pouvons supporter de vivre ». Si Degroote tient
« tout entier », cette façon de tenir entier est indissociable du
fragment, de la brisure. S’il y a ainsi unité recomposée par la façon de
réactualiser le bloc d’enfance, en liens profonds, insécables, avec la sœur
disparue, cette unité n’est faite que de morceaux tenant ensemble. Et de
morceaux tenant mal, brinquebalant. Blocs de calcaire continuellement rongés
par l’acide de la peur : « godeleine ma petite sœur c’est ainsi que
je te rejoins, chaque jour de ma vie, en la peuplant des peurs qui
l’assassinent, je ne peux faire autrement ».
Ainsi, la forme du livre procède par fragments, exactement comme dans Un
petit viol, Un autre petit viol. C’est comme si le livre, comme si le livre
se défaisait au fur et à mesure qu’il avançait. Le livre se laisse tomber par
morceaux. Et l’on comprend que le livre, c’est la conscience de l’auteur telle
que prenant en charge les voix de ses proches. Conscience qui est une dans la
mesure où elle parvient à s’ouvrir aux autres. On le comprend à la lecture du
passage suivant : « comme il nous est difficile de nous empêcher de
vivre, nous nous arrangeons de spirales pour nous contenir et franchir ce que
nous pouvons du temps qui nous franchit, nous ne sommes pas exactement défaits,
car nous sursoyons, et lorsque je dis que nous sommes défaits, sans doute
est-ce trop rapide, ou imprécis, mais il est difficile d’entrer dans les
détails de ce qui se défait de nous à mesure que nous avançons, non que nous nous
dépouillions de nous-mêmes, mais parce que nous nous laissons tomber par
morceaux, or c’est à peine des fragments qui apparaissent, si lointains et peu
identifiables qu’il semble que ce n’est rien ». Il semble « que ce
n’est rien ». Ainsi, l’auteur avoue que si ce livre « traîne »
en lui « depuis toujours », il « ne réglera rien » de son
passé, et du passé des siens, « puisqu’il n’y a rien à régler dans la vie
que ce qu’il reste de vie ». Il semble « que ce n’est rien », et
pourtant ce « rien » nous bouleverse. Lisant ce magnifique recueil de
voix, recueil d’une voix au singulier, au singuliers (nécessité de rajouter ici
un « s »), l’on ne peut s’empêcher de songer à ce qu’écrivait Rutger
Kopland le 11 janvier 1977, dans « Faire un poème » (Souvenirs de l’inconnu,
poèmes traduits du néerlandais par Paul Gellings, Gallimard) : « Ce
qui est étrange, c’est qu’à la réécoute et à la reconnaissante totale,
j’éprouve la même sensation qu’en lisant ou en entendant quelque chose que je
n’ai encore jamais lu ni entendu, mais qui me donne quand même le sentiment que
"c’est ainsi". »
[Matthieu Gosztola]
Ludovic Degroote, Monologue, Champ Vallon, collection Recueil,
octobre 2012, 97 pages, 11, 50 €