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Mauricio

Par Marellia
Une fois n'est pas coutume, voici une fiction de mon cru, nouvelle grotesque ou début de roman, c'est à voir. Quelque chose qui encombre mes tiroirs depuis quelques temps. Après tout, c'est noël, tout est permis....
I
Mauricio voulait être quelque chose. Quoi ? Oh, peu importe, quelque chose, n’importe quoi. Cela arrive, admettons-le, même aux gens biens. Ce n’était cependant pas exactement « vouloir » ce qui préoccupait Mauricio, sinon pour être plus précis devenir. Avec un grand D : la métamorphose, l’étoile brillante, vivre adossé au firmament comme si l’on y avait toujours vécu. La réussite, voilà ce qui le préoccupait.
Et puisqu’il apparaît déjà, alors que nous ne faisons que commencer, qu’il s’agit là de notre personnage - que bientôt nous apprendrons à connaître - voilà dès lors ce qui nous préoccupe nous aussi. Ce dont nous parlons tout simplement.
Or donc, nous parlons ? Fort bien, chantons donc aussi à y être. Mais chanter quoi ? Parce que parler, chanter, d’accord, mais il serait souhaitable qu’il ne s’agisse pas uniquement d’une de ces automatiques activations de la mâchoire venue combler quelque malencontreux intervalle d’ennui qui sournoisement, notre dos tourné, s’était jeté sur nous lors d’un moment de légère inattention. Car s’il ne s’agit que de cela, de parler, de chanter, s’il ne s’agit que de faire fonctionner notre complexe machinerie buccale dans le pauvre but d’émettre quelques filaments sonores plus ou moins gutturaux, laissons donc tout de suite tomber cette histoire qui déjà s’annonce comme à dormir debout pour reprendre l’heureux fil de nos activités. Nous avons probablement, sans doute, espérons-le, quelque chose de mieux à faire.
Une fois apportée ces brèves mais néanmoins nécessaires précisions, une fois constaté avec soulagement que nous sommes tous d’accord et sur la même longueur d’onde, bien décidés et d’un seul élan à en savoir plus sur Mauricio, une fois éclaircie la plaine jusqu’à l’horizon de notre désir d’apprendre, approchons nous donc un instant et ajustons la focale. De quoi parlons-nous ? Quelle mélodie entonnons nous, quel petit chant ? Nous parlons d’aimanter les regards atrophiés des autres, ceux et celles que l’on croise dans la rue, l’air hagard ou concentré, à la poursuite d’un but pas toujours des plus nobles, bien qu’indéniablement porteur de sens : acheter un paquet de couches pour bébé, une baguette pour accompagner le cassoulet, un paquet de clopes pour accompagner la toux, de pâtes pour accompagner la sauce tomate, bref aller d’un endroit à un autre, puis encore un autre et rentrer chez soi (in)satisfait.
C’était à toutes ces petites entités représentatives du quotidien que Mauricio pensait, empli d’amour. C’était pour eux qu’il voulait briller. Ces anonymes interchangeables qu’il observait chaque jour à la dérobé bien que d’un œil scrutateur, à la recherche du petit détail qui lui permettrait d’y voir clair en eux, comme dans un livre ouvert – expression qu’il avait justement lue dans un livre et qu’il avait décidé de faire sienne tant elle lui semblait adéquate – d’y trouver la faille ou l‘éclat qui expliquait (résolvait) tous. C’était vers eux que son devenir s’érigeait, se tendait vers l’avant, comme une corde sous pression, turgescence et vibratile. Son devenir : le vouloir être et – incroyable mais vrai - y parvenir. Le Devenir, une corde tendue, un mât, un obélisque, bref n’importe quel machin ithyphallique. Le mouvement imparable qui, gonflé a bloc, déterminé, va d’un point a vers un irrésistible point b que l’on pourrait nommer métaphoriquement quai de déchargement, point de chute, bon port, ce que vous voudrez mais personnellement j’en resterais à l’excellente métaphore du quai de déchargement.
Le premier qui avait su soutenir son projet, le premier tout simplement à y avoir cru, c’était son chien, François-Patrice, un vieux dogue fier et altier, à l’intelligence ancrée dans le puissant et ancestral terreux du bon sens. Compter avec l’assentiment pour ne pas dire le soutien moral de son sac à puce était pour notre cher Mauricio un baume au cœur, un coup de pouce, une invitation à poursuivre son labeur et à ne pas lâcher. Son devenir lui appartenait, il l’avait déjà en main pourrait-on dire, puisque même son chien le lui disait. Il l’avait en main certes, mais seulement pour l’instant - et littéralement - sur le papier. Il tenait en effet un journal dans lequel il s’épanchait avec générosité sur les tenants et aboutissant de son projet. Jour après jour il y écrivait, puis y relisait le déjà écrit, sans oublier à chaque foi d’en essuyer la couverture patiemment avec un chiffon antistatique, il eut été fâcheux que le faux cuir s’abîmât. On peut affirmer sans exagérer qu’il le bichonnait le fameux carnet, et ce d’autant qu’il s’avérait nécessaire que cet indispensable document arrive jusqu’aux mains manucurées de ses futurs exégètes, ceux qui de l’autre côté de l’immarcescible rideau du temps et de la postérité maintiendraient vivant le Mythe Mauricio, celui de l’Homme-Devenir qui effectivement et une foi n’est pas coutume était bel et bien devenu.
Bien. Désirer ardemment la célébrité, c’est formidable, mais encore faudrait-il savoir dans quelle catégorie. Mauricio, qui n’était pas idiot, avait su trouvé au fond de lui-même le courage d’affronter l’épineuse question. Il avait ainsi commencé, classiquement, par dresser l’inventaire de ses talents. La tache, potentiellement infinie puisque en toute logique un talent en appelle inévitablement un autre, avait pourtant dû dans le cas qui nous occupe s’interrompre bien vite faute de matériel pour la soutenir. Voilà qui indéniablement arborait les disgracieux atours du camouflet : comment un inventaire à peine entamé et qui s’annonçait dès plus riche pouvait ainsi souffrir sans préavis un tel coitus interuptus ? Mauricio enrageait, le pauvre, la preuve, observez donc les inquiétantes rougeurs qui ornent ses joues, et ne parlons même pas de la fumée douteuse qui, échaudé, surgit de ses deux narines devenues en de telles et douloureuses circonstances cheminées. Il faut quand même admettre que c’était des plus vexant. Mais que cela ne tienne, se dit notre admirable Mauricio, si de talent je n’ai point, il ne me reste plus qu’à l’inventer, à la force du poignet. Raisonnement des plus judicieux, et qui démontre si besoin était que notre héros n’était pas – passez-moi l’expression – le dernier des couillons. S’ensuivirent des journées fiévreuse – Mauricio était pris d’un rhume de chien, son chien par contre était en pleine forme – durant lesquelles la créativité bâti son plein. Notre ami, la goûte au nez, couvrit son carnet de gribouillis à peine lisibles et de schéma abscons, d’équation différentielles dont il restait à clarifier ce qu’elle pouvaient bien différencier, d’acronymes complexes et probablement ésotériques, de listes d’onomatopées bigarrées, d’indications géographiques et temporelles qui ne pouvaient correspondre qu’aux guides Michelin de Proxima du Centaure, bref, Mauricio n’en pouvait plus mais.
Au bout d’une semaine de labeur titanesque, notre colosse de Rodez (Mauricio habitait Rodez et frôlait les deux mètres) s’assit dans son fauteuil préféré – en fait le seul qu’il possédait – et observant fixement avec malice son fidèle compagnon canidé François-Patrice, proféra ses mots, et tandis qu’il les prononçait, il les gravait d’un même geste dans le marbre le plus fin: « L’instant est proche, le devenir vient, et je serais celui-ci ». Épuisé, à bout de force, Mauricio tomba lentement mais sans vacillation d’aucune sorte dans un puits inaltérable de sommeil d’où il n’émergeât que deux jours complet plus tard, soit 48 heures d’un sommeil de bûche finlandaise et de ronflements à faire péter les cadres poussiéreux qui ornent les murs de chez mémé.
Sa résolution était prise, Mauricio serait star, Mauricio serait unique. Quel beau et fascinant mot que celui-ci, « unique ». Très simple pourtant, sobre, une poignée de syllabes à peine. Nonobstant, il ne faudrait point s’y méprendre, l’unique cache en lui la multiplicité, tous les possibles. D’où une ribambelle de qualificatifs, qui déjà pleuvent avec cette générosité particulière qu’ont les météorites quand ils se mettent à vriller aux cœurs de nos cieux nocturnes, qui s’en voient ainsi bien émoustillés (on le serait à moins). Allons-y, allons-y donc, n’ayons pas peur. Approchons nous du diamant et posons notre loupe sur les milles facettes de l’unique. Poser notre loupe ? N’importe quoi. La loupe frôle, esquisse, vole en rase motte pour mieux évoquer la force de l’ensemble par la finesse du détail enfin révélé. Le détail : les éclats divers et contradictoire, les variantes qui s’égrainent, le tout narré par son éclatement même. Alors, Mauricio ? Mauricio serait la révolution permanente, Mauricio serait le renouvellement du même et du différend, Mauricio serait l’ambidextre sensuel, Mauricio serait l’absolu mais sexué, Mauricio serait le symbole même du désir sans frein, Mauricio serait tant de choses, oui tant de choses, la tête m’en tourne, les bras m’en tombent, mais puisque tout est dans tout et que rien n’est dans rien… Mauricio serait celui qui enfin incarne tout haut ce que tous – eux, les autres, les hommes et les femmes de la rue, tout ceux qui ne demandent qu’à être éblouis – pensent et désirent tout bas. En un mot comme en cent, Mauricio se ferait pédé, tantouse, pédale, tarlouse, grande folle médiatique, ils allaient voir ce qu’ils allaient voir. Mauricio se ferait transformiste, transsexuel, être unique mais double, homme et femme d’un même allant. L’unité dans la duplicité. Ou comment multiplier l’unique en accroissant les possibles. Ou comment faire feu de tout bois. Encore qu’en agissant ainsi, Mauricio ne couvrait pas tous les plans du désir – qui est sans fin, c’est bien connu – puisqu’en se faisant homme transformé en femme qui aime les hommes, il laissait de côté d’autres éventualités. Qu’en était-il donc des femmes, de l’amour qu’il faudrait aussi leur porter ? Car devenir femme, très bien, mais être femme, ce n’est pas aimer les femmes, c’est seulement, platement, être femme. D’autant plus que partant du transformisme, il ne conformerait qu’une combinaison homme-femme douteuse, discutable. Dans l’absolu (et l’absolu était tout pour lui) il faudrait aller plus loin, être homme qui est femme qui aime les femmes, être femme qui est homme qui aime les femmes, être femme qui est femme qui aime les femmes, être homme qui est femme qui est homme qui aime les femmes et les hommes, etc… Mais, après tout, il fallait bien commencer par quelque chose, plus tard, peut-être l’opportunité d’être exhaustif se présenterait-elle d’elle-même (l'exhaustivité comme un torrent d'amour infini, qui se déverse avec générosité).
D’où venaient cette décision saugrenue, dans quelle infusion douteuse notre héros avait-il cru boire l’élixir du succès garanti ? Difficile à dire, toujours est-il que ce futur chimérique de grande folle, d’agité travesti, lui semblait incarner l’alpha et l’oméga de sa destiné. Sans doute serait-il judicieux, à ce niveau du récit de souligner que l’horizon intellectuel de notre cher ami était des plus réduits. On pourra faire remarquer à sa décharge qu’on s’ennuie passablement à Rodez – surtout l’hiver, l’automne, le printemps voire parfois même l’été – et que dans de telle condition, il devient inévitable que la télévision s’impose en reine des soirées voire des nuits de tous les rodeziens (ou allez donc savoir comment s’appellent les habitants de Rodez). Mauricio donc regardait beaucoup – trop ? – la télé, et le petit écran peu à peu avait conquis tous l’espace mental de son petit foyer (un studio insalubre au quatrième étage d’un immeuble délabré des années vingt). Seul son chien résistait à la conquête, ne prêtant qu’un œil indifférent aux séduisantes volutes émises par les maudits tubes cathodiques. Le monde de la télévision est le paradis de la transformation, un grand délire transformiste, personne n’y est ce qu’il est vraiment quand tout le monde y joue à être autre. À moins que ce ne soit l’inverse ? Mauricio n’en savait rien, et ne s’était d’ailleurs pas posé la question, ce qu’il voyait lui c’était avant tout la force du récit, le storytelling sans frein, le pur instant où tout est offert, où tout est à prendre. Et où, surtout, tout brille de mille feux, où tout n’est plus qu’un immense éclat, un scintillement aveuglant, un vouloir y être, un vouloir en faire parti, un vouloir être dedans, dans la machine, et littéralement, à l’intérieur de l’appareil. Mauricio voulait tout simplement rentrer à l’intérieur, et de là diffuser, émettre son message de paix, son amour, sa condition enfin révélée qui éclairerait ce qui doit être éclairé. Son devenir, bordel de Dieu, son Devenir, là, à l’intérieur, dans le tube, en direct dans tous les foyers.
Vouloir faire la grande folle télévisuelle, noble ambition, mais comment s’y prendre ? Oh, pas d’inquiétude, tout le processus était expliqué en long en large et avec force détail dans son carnet. Et puis, si Mauricio était comme tout un chacun farci de défauts, il n’avait au moins pas celui de la mollesse ou de la velléité. Mauricio était un battant, il le savait, son chien ne le lui avait-il d’ailleurs pas dit ?
II
Par une belle matinée de mai, sur le coup dès neuf heures, neuf heures trente, notre grand dadais de Mauricio sort de chez lui. Le voilà qui marche dans la rue. Observer sa démarche chaloupée et néanmoins brinquebalante c’est déjà tout un spectacle. Mais il suffit de s’attarder ne serait-ce que quelques secondes sur certains détails vestimentaires pour que le spectacle se transforme en allégorie, en vivante incarnation d’une nouvelle ère du fétichisme. D’où sortent ces plumes gigantesques ? Que dire de ces chaussures aux talons éléphantesques ? Et ce grand tissu virevoltant qui s’épanche sur et autour de son corps, serait-ce une robe, serait-ce un grand sac à la dernière mode, une toge antique, le rideau de la chambre à coucher recyclé à de nouvelles fins ? Et mon dieu de quelle couleur ?
Encore un peu mal à l’aise dans ses nouveaux atours, notre ami avance malgré tout d’un pas aussi décidé que le lui permettent des talons exagérément compensés. Il n’est guère aisé pour l’observateur de se faire une idée nette des sentiments ressentis par Mauricio lors de cette première exhibition publique de sa nouvelle condition, la couche de maquillage étant trop épaisse et les tons choisis hors gabarit. Cette rougeur qui vient moirer la teinte naturelle de ses joues est-elle due à l’effort requis pour maintenir une posture dans un tel accoutrement ou soulignerait-elle au contraire une certaine timidité, un manque de confiance, une hésitation ? À moins qu’il ne s’agisse plus simplement et sans équivoque d’un choix malheureux à l’heure de se décider pour un fond de teint. Quoi qu’il en soit, notre héros après approximativement quatre cent cinquante mètres de marche hésitante dans la décision ou décidé dans l’hésitation tourne au coin de la rue et s’engage dans une artère secondaire, moins populeuse et plus étroite. Ici, il y a moins de voitures et par conséquent moins de bruits. Ce calme relatif semble rassurer momentanément Mauricio, le réaffirmer dans ses choix, et l’on croirait presque qu’un petit sourire se dessine sur ses lèvres peintes d’un carmin flatteur. Mauricio sait exactement où il va, et ce ne sont pas ces maudites chaussures à talons compensés qui lui moulinent les chevilles et transforment sa perception du sol en un ondulant mirage trompeur, en une bacchanale de sable mouvant, qui l’arrêteront. L’assise dont il a besoin, il l’a rencontrera bientôt, lors d’un premier test, décisif : il franchit la porte vitré du petit café qui s’offre à sa droite. L’endroit est un peu sombre, nettement défraîchi, les traces d’une histoire longue mais sans sursaut se dénoncent d’elles mêmes dans ses murs crasseux que la pénombre rend encore plus opaques, dans ses rares tables de formica dispersées dans un désordre sans grâce, dans ses chaises branques dont il serait légitime d’interroger la capacité à supporter ou soutenir un poids quelconque, dans ses affichettes plus ou moins avariées qui se détachent avec peine de la crasse murale qui les entourent, dans ce comptoir dont la courbe agonique semble diriger expressément l’attention vers la moustache désobligeante du patron qui braque vers Mauricio un regard peu amène. Notre héros est encore dans l’entrebâillement de la porte, un peu hésitant. Voilà qui semblera contradictoire au lecteur attentif puisque c’est précisément l’inverse ce qu’est venue chercher Mauricio dans ce bar misérable : l’assurance, quelque chose de l’ordre non pas d’une certitude (puisque la certitude est déjà là depuis le début, c’est elle qui emplie de sa fouge tous les faits et gestes de notre paladin depuis le commencement de son épopée) mais plutôt de celui du sens, de la direction. Ce que Mauricio vient chercher dans ce rade sordide, c’est l’affirmation nécessaire à la viabilité de son entreprise. C’est aussi, pourquoi pas, ou pour le formuler autrement, la confrontation avec le réel. Voilà qui sans doute résonnera aux suspicieuses oreilles du lecteur comme une évidence – pourquoi sinon, venir faire l’imbécile accoutré comme une drag queen à la petite semaine dans un PMU de cinquième catégorie – et qui pourtant mérite une et une autre foi d’être souligné : l’importance du contact, ce qui va différencier le délire psychotique du délire plausible, réalisable. En d’autres termes, ce qui permettra de convertir un devenir fantasmé en un devenir consommé. En d’autres termes encore : pour devenir une célébrité, il faut déjà commencer par ses voisins, sa rue, son quartier. Mauricio pour sa part, plutôt que d’aller visiter ses voisins de palier (une famille de chinois industrieux et bruyant, résolument non-francophone, dont il n’a jamais pu cerner clairement les limites démographiques) a cru préférable d’opter pour un terrain sans doute pas neutre (un PMU est sous bien des aspects une zone de guerre, ou plutôt un no man’s land du déchet social issu de ladite guerre) mais nettement moins marqué biographiquement comme émotionnellement que peut l’être l’immeuble où l’on vit.
Voici donc notre Mauricio hésitant, un peu figé dans une posture vague – ni ridicule, ni provocante – comme incapable d’achever de franchir cette maudite porte, tenant encore le battant en main, l’air presque ahuri, tentant de recouvrer ses esprits, ne sachant pas encore comment répondre à cette batterie de regards qui l’ausculte sans pudeur. Si le patron fut le premier à l’apercevoir et à signifier clairement cette perception – privilège du capitaine de navire – ses clients ne se firent pas prier pour l’imiter. L’instant, figé, pourrait durer des heures, sans changements, comme si un observateur extérieur, caché derrière un rideau, pourrait grâce à quelques superpouvoirs décider d’immobiliser le temps. Non pas, entendons nous bien, l’arrêter mais tel qu’il vient d’être dit l’immobiliser, comme une scène d’un musée de cire mais en plus réaliste, presque trop réaliste, comme un tableau vivant hyper vivant. Le temps, donc, devenu éternité l’éternité d’un instant. Serait-ce alors cela le devenir poursuivi avec tant de conviction par Mauricio ? Difficile à dire car l’instant, jusqu’à maintenant figé, éternel, pourrait tout aussi bien passer à une vitesse supérieure, retrouver disons ses esprits, et se résoudre en un millième de seconde de délire pur, à trois mille à l’heure. C’est la force du récit, ses milles et unes possibilités, ses milles et unes variations. Mais c’est surtout la force du continuum, du temps qui n’est ni une spirale, ni un entonnoir, ni une fuite en avant, mais seulement cela : une continuité. Et cette continuité aime à varier les vitesses de défilement. Ce qui ne devrait durer qu’un instant tout un coup dure des heures, ce qui était jusqu’alors l’éternité se résout en un clin d’œil. Notre observateur extérieur, caché derrière son rideau, pourrait très bien en décider ainsi, par pure fantaisie, ne faisant autre chose que suivre les aléas d’un désir qui, comme tout désir, est impérieux. Il pourrait donc, d’un geste décidé ou las et selon son humeur du moment, appuyer sur le bouton avance rapide de son appareil magique, et sous nos yeux écarquillé, ce serait alors le grand balai du réel à toute vapeur, à toute berzingue, le défilement fast-forward de gestes et de postures rendus incompréhensibles ou comiques par la vitesse irréelle, absurde, du défilement. Par exemple : le patron sort de derrière le comptoir une carabine, vise au jugé Mauricio, tire au cris de « à mort les pédoques », le rate mais la balle néanmoins ricoche et viens briser depuis l’intérieur la vitrine du bar, qui s’éparpille en mille morceaux dont l’un des plus volumineux et contondant vient perforer goulûment et sans considération aucune la frêle poitrine d’un bébé en poussette qui passait, poussé par une maman ou une nounou instantanément horrifié, sur le trottoir précisément devant le Bar des amis (c’est le nom du rade), alors qu’au même moment un des trois ou quatre ou cinq (à une telle vitesse, il est difficile de faire le compte et les clients tendent à se confondre les uns les autres) poivrots du comptoir se saisit vigoureusement d’une bouteille et l’écrase avec un enthousiasme contagieux sur le crâne de son voisin de droite (ou de gauche, allez savoir) tandis qu’un autre gus, jusqu’ici assis paisiblement à l’une des tables de l’intérieur de la salle se lève, vient se placer tranquillement derrière l’un des poivrots avachis sur le comptoir, le saisit sous la mâchoire et l’égorge d’un geste précis grâce à l’appui chirurgical d’un grand couteau visiblement (fort) bien aiguisé. Mais la course folle ne s’arrête pas là. Par le plus grand des hasards au même instant l’attache qui retient le grand miroir qui, placé derrière l’étagère des liqueurs, fait face au client avachi sur le comptoir et lui permet d’observer tout à son aise les ravages du temps et de la vinasse sur son visage en d’autres temps poupin, se rompt, et ne voilà t’il pas que ledit grand miroir vient tomber prestement et avec élégance sur les quelques poivrots qui n’avaient pour l’heure encore été ni égorgés ni assommés, et sans omettre non plus, ce serait trop facile, le dos du patron qui sans vraiment tout comprendre a cru pertinent de tenter d’intercepter ledit miroir d’une taille considérable et d’un poids qui l’est encore plus. Voilà. Ça y est. Ce fut bref, mais intense. Ils sont tous morts ou méchamment sonnés, sauf Mauricio, toujours au même endroit, figé comme une statue de sel dans l’entrebâillement de la porte. C’est un peu comme si rien ne s’était passé. Et d’ailleurs s’est-il vraiment passé quelque chose ? Si ce n’était pour les cris perçants et les pleurs hystériques de la nounou ou maman qui s’agite convulsivement sur son trottoir autour de la poussette ensanglantée, on pourrait croire que le silence règne, presque aussi chargé qu’au moment où notre héros fit son entrée dans le bar. Première tentative de contact, premier échec pour notre héros. La stratégie peut-être n’est pas la bonne, les prolégomènes à revoir. « La route sera longue », soupire Mauricio.

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