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Anima de Wajdi MOUAWAD

Par Lecturissime

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♥ ♥ ♥ ♥

« J’ai entendu le grand silence qu’il a produit en moi d’où ont émergé, comme le dirait un de ces animaux, cheval, mouche ou cochon, les cris de tous ceux qui sont morts dans le silence et l’oubli, enfants, femmes, bêtes et dieux, qui tapissent par couches épaisses les siècles et les ciels. » (p. 388)

L’auteur :

Né au Liban en 1968, dramaturge, metteur en scène, cinéaste, comédien, Wajdi Mouawad est l’auteur d’un quatuor de théâtre épique, Le sang des promesses (Littoral – Incendies – Forêts – Ciels), joué au festival d’Avignon en 2009. Incendies a été adapté au cinéma par Denis Villeneuve avec un grand succès (2011).

L’œuvre théâtrale de Wajdi Mouawad, récompensée notamment par le grand prix du Théâtre de l’Académie française en 2009, est disponible aux éditions Leméac / Actes Sud-Papiers.
Il est aussi l'auteur de deux romans : Visage retrouvé (Leméac / Actes Sud, 2002 ; Babel n° 996) et Anima (Leméac / Actes Sud, 2012). (Source : Editeur)

L’histoire :

Lorsqu’il découvre le meurtre de sa femme, Wahhch Debch est tétanisé : il doit à tout prix savoir qui a fait ça, et qui donc si ce n’est pas lui ? Éperonné par sa douleur, il se lance dans une irrémissible chasse à l’homme en suivant l’odeur sacrée, millénaire et animale du sang versé. Seul et abandonné par l’espérance, il s’embarque dans une furieuse odyssée à travers l’Amérique, territoire de toutes les violences et de toutes les beautés. Les mémoires infernales qui sommeillent en lui, ensevelies dans les replis de son enfance, se réveillent du nord au sud, au contact de l’humanité des uns et de la bestialité des autres. Pour lever le voile sur le mensonge de ses origines, Wahhch devra-t-il lâcher le chien de sa colère et faire le sacrifice de son âme ?

Par son projet, par sa tenue, par son accomplissement, ce roman-Minotaure repousse les bornes de la littérature. Anima est une bête, à la fois réelle et fabuleuse, qui veut dévorer l’Inoubliable. (Source : Editeur)

 

« SANS LENDEMAIN. Peut-être parce que les récits naissants portent encore en eux leur promesse de puissance. Commencer pour s’arrêter quelques lignes plus loin est une manière de cogner le silex. La flamme ne jaillit pas du premier coup.


Pourtant, voici une dizaine d’années, une voix a surgi. Au-delà de ce qui était raconté, ce qui m’a happé fut cette voix qui disais-je. Cela n’était pas moi. Arrivant au bout du chapitre, je comprends, sans que cela ait été prémédité, qu’il s’agit d’une voix animale. Un homme, rentrant chez lui un soir après le travail, découvre sa femme sauvagement assassinée, étendue dans son sang, au milieu du salon. Un chat, leur chat, leur animal domestique, raconte la macabre découverte et l’évanouissement de l’homme. Au second chapitre, des oiseaux à la fenêtre de sa chambre d’hôpital tiennent la suite du récit.


J’ai poursuivi.

Anima est sorti du brouillard au fil des ans. Le temps fut nécessaire pour me permettre de voir et d’entendre ce qui s’y murmurait. Tant qu’il n’est pas conjugué, un verbe reste un infinitif. Seule sa fusion avec un sujet précis dans un temps donné le rend actif. Ainsi, ce roman me demandait de conjuguer un infinitif enfoui quelque part en moi. Il m’encourageait à marier entre elles les lignes de crête qui séparent et délimitent les mondes qui me portent : l’animal et l’humain, l’ici et l’ailleurs, les guerres d’aujourd’hui et celles d’hier, et la géographie nouvelle qui me renvoie sans cesse vers une autre géographie, terrible, effroyable. Certains êtres sont stratifiés de mondes lacérés, de terres déchirées, séparées en deux, plaques tectoniques de douleurs, exilées pour toujours l’une de l’autre, exilées de la parole, condamnées au silence et que rien ne saura jamais colmater sauf la dérive des continents qui les fera un jour se rejoindre à leurs antipodes. »

Wajdi Mouawad

 

Ce que j’ai aimé :

Anima a cette particularité formelle d’adopter le point de vue d’animaux et non pas d’humains. Chaque chapitre est vu par un animal différent : chat, chien, mouche, lapin, boa, renard… Le style mime alors les mouvements et les attributs des animaux :

Pour le canari : « Ils s’assoient. Elle verse un liquide sombre dans des tasses posées devant eux. Je chante. Je passe d’un trapèze à un trapèze puis du trapèze à la pierre et la pierre au trapèze. Je chante. Il me regarde. Je chante. Je quitte le trapèze, agrippe mes pattes au grillage, use mon bec contre le métal, me retourne, la tête à l’envers, je chante. »

Les phrases du serpent sont faites de circonvolution, alors que celles du papillon sont courtes, mimant les mouvements saccadés de ses ailes, tout comme celles du moustique aux actions très courtes et rapides, le poisson lui n’a pas de virgule, le singe utilise des phrases très longues… Leur vocabulaire est riche, leur instinct sûr, leurs mots ont du sens, contrairement aux humains pour qui les mots ne veulent plus rien dire, sont mensonges et cachent une réalité sans fond, innommable. Les animaux, témoins de l’instant ont accès à une forme de réalité entière.

La trame du récit épouse les pas de Wahhch homme meurtri à la recherche du meurtrier de sa femme, mais aussi et surtout de son identité. La sauvagerie du meurtrier a éveillé en lui des souvenirs douloureux issus de l'horreur du massacre de Sabra et Chatila en Palestine, et le monde de Wahhch chancèle sur ses bases rendant toute vérité caduque. Il va devoir remonter aux sources du génocide et s'interroger sur les responsabilités individuelles et collectives inhérentes aux crimes pour pouvoir espérer, enfin, trouver ses propres mots...

Son road-movie le mènera notamment dans les réserves indiennes, zones de non-droit en butte à divers trafics louches. C'est là que les animaux rejoindront les hommes, sous l'égide de vieilles croyances indiennes selon lesquelles l'âme de l'homme s'incarne dans les animaux.   

 Porté par un style magnifique, tour à tour poétique et épique, Anima est un roman pluriel riche et profondément touchant : 

« A quoi tu décides de tenir ? Et pourquoi ? Tu n’en sais rien. L’enfant, lui, tient à un morceau de tissu. C’est rien, mais il y tient. Il dort avec, il sort avec. Il y tient. Un morceau de tissu, une chevelure, une peau. Une femme. Des yeux. Un regard. Une femme avec des mots et une façon de mettre tous ces mots-là ensemble. Une façon de se taire et d’hésiter puis de marcher, d’embrasser. » (p. 132)

« Etendu de tout son long sur le plancher graisseux d’un wagon plat sans parois ni recoins, il fixait le défilement du ciel au-dessus de sa tête et s’adonnait, bras levé, doigt pointé, au décompte des étoiles. » (p. 298)

« Il m’a parlé du malheur qui fond parfois sur les humains et de la douleur engendrée par la permanence de la mémoire que rien n’efface, sauf la mort. Il a levé la tête et m’a indiqué l’étoile qui se tient fixe à la verticale du pôle et autour de laquelle tournent sans fin les constellations du ciel. « Aigle, Cygne, Ours, Dragon et Cheval. Tu la vois ? C’est l’étoile du Nord. Ainsi, malheurs, bonheurs, pertes et joies tournent pareillement autour de nos vies, et si aujourd’hui tu es malheureux, demain tu seras de nouveau heureux. (…) Je n’ai plus rien à craindre. J’irai jusqu’au bout des rails même si le brouillard me semble d’une épaisseur infinie. » » (p. 299)

Art et parole s'entrelacent savamment pour réapprendre aux humains à trouver des mots nouveaux que comprendraient les âmes perdues ... 

Ce que j’ai moins aimé :

Ames sensibles s’abstenir... 


Premières phrases :

« Ils avaient tant joué à mourir dans les bras l’un de l’autre, qu’en la trouvant ensanglantée au milieu du salon, il a éclaté de rire, convaincu d’être devant une mise en scène, quelque chose de grandiose, pour le surprendre cette fois-ci, le terrasser, l’estomaquer, lui faire perdre la tête, l’avoir. »

D’autres avis :

L'Express ; France culture ;Lire

Anima, Wajdi Mouawad, Actes sud, septembre 2012, 400 p., 23 euros


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