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Tunisie: Béji Caïd Essebsi ou le discours (politique) de la méthode (1). Par Hélé Béji

Par Alaindependant
dimanche 6 janvier 2013

 

L’espace public retentit de paroles dont la fin est d’inscrire le monde des idées dans la vie des institutions réelles, en un laps de temps plus ou moins long qu’il ne nous est pas possible de prévoir. Chacun de ces discours s’accompagne d’une méthode d’application qui doit répondre à des résultats tangibles, ajustés à sa réalisation effective.


 Quelles que soient nos préférences personnelles dans les choix de l’existence, une idée politique est d’autant plus efficace qu’elle s’efforce à l’impartialité, et, cultivée comme une sagesse, nous prémunit contre nos déraisons particulières. Mais l’intérêt collectif n’exige pas qu’on fasse abstraction de ses jugements subjectifs, car cela signifierait que ce ne sont plus des êtres humains qui gouvernent, mais des êtres froids et insensibles, répandant une objectivité glacée sur toutes leurs actions, n’éprouvant ni le bien ni le mal, et dirigeant leurs concitoyens comme s’ils étaient eux-mêmes vidés de leurs organes émotifs, et réduits à des automates performants et desséchés. C’est pourquoi, personnellement je ne crois pas à la neutralité d’un gouvernement de « technocrates ». Quoiqu’on fasse, nos idées politiques, si impersonnelles soient-elles au service du bien collectif, sont colorées de notre tempérament, de notre façon d’être au monde, de l’émotion que nous y mettons qui, si pure soit-elle, est toujours troublée par l’intense torrent des événements, tombant brusquement sur nos cœurs comme des pierres charriées par la montagne au fond d’un lac limpide. Nos idées politiques, même sous leur forme la plus générale, traduisent aussi le relief singulier de notre personnalité. D’ailleurs, la vie politique serait moins attractive et moins humaine sans la densité humaine des êtres qui l’animent. M. Béji Caïd Essebsi, s’il n’était doué de cette capacité à donner à son discours une épaisseur plus charnelle que l’idée seule, à en faire le prolongement de sa personne non comme un simple rôle à jouer, mais comme l’élan naturel de sa vie qui ne s’est jamais sentie coupée de la substance anonyme du peuple auquel il appartient, n’aurait pas atteint la popularité qu’on lui connaît, après 30 ans de retrait de la vie politique.

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J’ai très rarement rencontré M. Béji Caïd Essebsi, et c’est peut-être la meilleure façon de connaître un homme politique que de ne disposer que de peu d’éléments privés pour l’apprécier, et d’observer sa personnalité comme tout le monde sous les seules impressions produites par ses actes publics, qui sont comme la lumière ramassée et intense de sa vraie physionomie morale, détachée des contingences et vouée à la solitude d’affronter le jugement d’autrui. Contrairement à ce qui a été avancé ici ou là, je ne me souviens pas qu’il ait fait partie des familiers de Wassila, encore moins de ce que la rumeur appelait ses « courtisans ». Mais, à la lecture de ses mémoires, il est facile de déceler en cet homme un trait qu’il prend plaisir à cultiver dans ses rapports humains, fût-ce avec les personnalités les plus hautes de l’échelle officielle : une aimable superbe, un quant à soi, une distance pudique et espiègle dont il ne souhaite se départir avec personne.

Ne le fréquentant pas, le connaissant peu, n’étant pas membre de Nida Tounes et ne partageant pas les positions de ce parti quand il veut combattre la radicalité par une autre radicalité, et qu’il tombe dans le travers d’aggraver le manichéisme de la politique tunisienne par des raccourcis polémiques où la caricature systématique de l’adversaire introduit dans le débat un principe de ruine morale, à savoir le mépris affiché de l’autre, et non la considération réciproque qu’exige la joute politique, je me sens d’autant plus libre de ne pas être tenue par des préjugés partisans en esquissant son portrait. Pour ma part, je crois qu’un parti politique, quel qu’il soit, n’atteindra une vraie représentation nationale que lorsque ses militants auront fait sur eux-mêmes ce travail d’humanisation de la politique, qui consiste avant tout dans la défense de l’égalité absolue des convictions dans le combat. Etre capable, de quel côté qu’on se place, même quand on est persuadé que l’autre se trompe, de se contraindre, et ne pas lui refuser le respect de son humanité en dépit de ce qu’on croit être ses erreurs. Je ne dis pas que tout le monde a également raison et tort en politique, car la sanction vient assez vite de la réalité elle-même. Mais je crois que tout ce qui est déclamé dans l’anathème a un effet quasi nul sur l’erreur partisane elle-même. Toute tentative de déshumaniser l’autre par le verbe est paradoxalement un gain d’humanité pour cet autre, et une perte d’humanité pour soi-même. La politique est précisément le courage de reconnaître à ceux qui ne pensent pas comme nous, la faculté de penser au moins par eux-mêmes, et par là même le droit moral de nous contredire sans déchaîner nos offenses. Tout parti politique qui, en défendant ses choix, ne sait pas aussi s’élever au-dessus de sa visière partisane, tombe vite dans des artifices rhétoriques qui donnent de la démocratie un visage de propagandes et de mensonges non moins cyniques que la dictature. La seule différence étant que la dictature n’offre pas la panoplie démocratique de plusieurs mensonges, mais nous impose le masque d’un seul.

Ma démarche se situe donc hors des polémiques qui entourent la réapparition de Béji Caïd Essebsi sur la scène publique depuis la Révolution, et hors des griefs et des louanges adverses que subit n’importe quel politique engagé dans un combat. L’exercice du pouvoir, quand on est homme d’Etat, se définit par le consentement stoïque à la responsabilité de l’agir, avec tous ses aléas et ses duretés. Quels que soient ses vertus personnelles, aucun politique ne peut se tenir complètement à l’abri d’une erreur ou même d’une injustice, et de l’hostilité de ceux qui s’estiment lésés par ses actions et mettent en doute ses bienfaits. Ainsi, le mérite d’un homme politique ne vient pas de ce qu’il ne se trompe jamais, quand il a vraiment l’ambition de servir l’intérêt collectif. C’est un idéal trop abstrait, et qui n’est atteint par personne, quel que soit le degré de son abnégation. Ce mérite vient de quelque chose d’autre.

J’ai écouté attentivement les interventions publiques de Béji Caïd Essebsi, et je puis dire qu’il répond à cette valeur selon laquelle la première autorité gagnée sur autrui en politique est celle dont on s’est d’abord assuré sur soi-même. Béji Caïd Essebsi est une des rares personnalités tunisiennes à posséder la maîtrise de soi, sans laquelle il n’est point de maîtrise des affaires humaines, quand on prétend régler la foule des besoins humains dont la nature incontrôlable est le défi majeur. Cette maîtrise trouve son accomplissement dans la coïncidence chez lui du parler et de l’agir, d’où naît la vraie personne politique, à la fois toute entière en elle-même, et toute entière pour autrui. Il n’est pas donné à tout le monde d’atteindre cette élévation où la science d’agir se confond avec l’art de dire.

Sa sincérité, palpable dans sa manière d’être au monde, la séduction malicieuse de sa langue sur les auditeurs, la confiance sans vanité qu’il place en son intelligence, l’élégance morale avec laquelle il apostrophe ses adversaires, son aristocratisme populaire qui évite les pièges vulgaires de la démagogie, tout cela a tissé entre lui et les Tunisiens, après la Révolution, des attaches subtiles et fortes où ses concitoyens retrouvent une complétude qui renoue, par-delà les erreurs passées du bourguibisme, avec une noblesse politique qui elle ne s’est pas éteinte. Son charisme discret tient à cette alchimie mystérieuse où ce qu’il professe s’est totalement identifié à ce qu’il est, et où émerge du passé la persistance d’une harmonie typiquement tunisienne, sans distinction de classe, remplie du doux orgueil d’avoir toujours été celle d’un peuple civilisé.

On ne peut oublier que, si Béji Caïd Essebsi exerce tant d’attrait sur les Tunisiens par sa stature personnelle, il le doit aussi à l’âge, dont la vitalité non flétrie par les ans possède une hardiesse que seule peut donner la conscience d’une lucidité inaltérée, elle-même entièrement façonnée par une longue maîtrise des affaires de la cité, à travers son histoire de militant et d’homme d’Etat. Le récit qu’il en a fait dans son livre, quand on s’y réfère, donne l’exacte mesure de l’étendue de ce savoir précis, original, assuré avec lequel il aborde aujourd’hui la crise politique que traverse l’Etat tunisien postrévolutionnaire. Car lui aussi avait été acteur privilégié d’un mouvement historique dont on a tendance à oublier l’esprit non moins révolutionnaire, qui s’était illustré par la conduite de l’Indépendance, et surtout la réussite d’une transition titanesque à l’époque, la passation des pouvoirs entre l’administration coloniale et l’Etat national, conduite  avec une audace intellectuelle dont les réformes sont les plus avancées du monde arabe.

Pour Béji Caïd Essebsi, l’Etat auquel il a appartenu dans le passé était révolutionnaire, de ce réformisme révolutionnaire qui est le sillon où il avait mis ses pas dans les empreintes géantes de Bourguiba, dont il a appris, avec la ferveur tranquille d’un disciple surdoué, l’art de sauver l’essentiel sans avoir à recourir aux radicalismes échevelés et aux destructions irréversibles. Derrière le sceptre autoritaire du « combattant suprême », il a su recueillir le « bon grain » consensuel et libéral du bourguibisme. Il s’en est servi dans ses fonctions ministérielles et ses missions les plus périlleuses, avec une technique de négociation qui surmontait les préjugés que les adversaires arabes de Bourguiba nourrissaient contre ce leader fascinant, dans ses prises de positions solitaires et incomprises, car hors de portée de la culture courante des dirigeants arabes de l’époque.

Contrairement à ce que l’on croit, les discours actuels de Béji Caïd Essebsi ne sont pas improvisés. Ils sont portés par la mémoire exceptionnelle de toutes les crises qu’il relate dans son livre, où, à chacune de ses étapes professionnelles au service de l’Etat, il a été mêlé de près à la nécessité de les résoudre par une méthode qu’il a mis au point au fil du temps, et qu’il maîtrise parfaitement : celle de l’arbitrage entre des passions et des ambitions contraires, et qui toutes contenaient par leur nature inconciliable des risques violents pour le pays tout entier. Cette intelligence de lutteur de fond qui, d’un coup d’œil panoramique, d’une profonde inspiration, peut anticiper sur les conséquences de telle ou telle décision, et donc sait devancer les échecs ou les réussites possibles, tout en gardant à l’esprit le risque inhérent à tel ou tel choix et ne pas s’abuser trop tôt d’une victoire toujours improbable, a trouvé avec les turbulences de la révolution tunisienne un nouveau champ d’exercice dont les épisodes de la lutte nationale sont pour lui la trame première. Il a retenu de son engagement ancien une sorte de méthode intemporelle du bourguibisme qui, au-delà de la personne autoritaire de Bourguiba, porte en elle une technique du réel, une connaissance méticuleuse du terrain, une perception concrète de son relief, de ses accidents, de sa fertilité et de ses perspectives vertigineuses, jointe à la  capacité de s’adapter à la nouveauté, et d’intégrer le sens de l’évolution et du contemporain comme l’essence même du bourguibisme.

A la faveur du 14 janvier, Béji Caïd Essebsi a su prendre l’histoire au vol, et donner à sa foi libérale un sens, un souffle, une inspiration qui était ceux du nationalisme primordial, dans sa souveraineté intellectuelle, sa liberté de ton, son souci de justice, sa confrontation rigoureuse avec les faits, décortiqués un à un jusqu’à ce que tout le système colonial tombe lentement, par le travail d’une méthode qui entame la domination sans délire de persécution, sans soif de vengeance, sans goût de violence, mais par le jeu de la négociation, de l’arbitrage, et cette chose ineffable et redoutable en politique qu’est le rayonnement distingué de la parole. Béji Caïd Essebsi restaure l’idée d’un bourguibisme révolutionnaire qui non seulement n’est pas étranger aux événements de 2011, mais qui contient la matrice de toutes les valeurs modernes qui, autrefois confinées dans la vision colossale d’un seul homme et de quelques-uns de ses compagnons, se sont répandues aujourd’hui dans les désirs de tous.

1 - HABIB BOURGUIBA, Le bon grain de l’ivraie (Sud Editions, Tunis, 2009)

 Par Hélé Béji  

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Le Temps - 9 décembre 2012

A suivre


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