sources: http://www.maulpoix.net/naufrages.htm
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Nous sommes les naufragés de la langueD'un pays l'autre nous allons, accrochés aux bois flottés de nos phrasesCe sont les restes d'un ancien navire depuis longtemps fracasséMais le désir nous point encore, tandis que nous dérivonsDe sculpter dans ces planches des statuettes de sirènes aux cheveux bleusEt de chanter toujours avec ces poumons-là:Laissez-nous répéter la merN'intentez point de procès stupide au grand large La mer, accrochée à la merTremble et glisse sur la merSes mouvements de jupe, ses coups d'épaules, ses redondancesEt tout ce bleu qui vient à nous sur les grands aplats de la merNous aimons la manière dont s'en va la barqueSe déhanchant d'une vague à l'autre, dansant son émoi de retrouver la merEt son curieux bruit de grelotQuand la musique se déploie sur l'immense partition de la mer La mer se mêle avec la merMélange ses lacs et ses flaquesSes idées de mouettes et d'écumesSes rêves d'algues et de cormoransAux lourds chrysanthèmes bleus du largeAux myosotis en touffes sur les murs blancs des îlesAux ecchymoses de l'horizon, aux phares éteintsAux songes du ciel impénétrable La mer est un ciel bleu tombéVoici longtemps déjà que le ciel a perdu ses clefs dans la merSous quels soleils désormais nous perdre?Sur quelle épaule poser la fièvre de notre tête humide?Nos rêves sont des pattes d'oiseaux sur le sableDes fragments d'ongles coupés à deux pas de la merNous brûlons sur la plage des monceaux de cadavresPuisque tels sont les mots avec leurs os et leurs fumées Tas de fémurs et de métacarpesBûcher d'herbes odorantes et de poudres qui crépitentC'est un pré sec qui prendrait feu près de la merDe hautes flammes tête baissée sautent parmi les genêtsEt soudain ce buste de femme dressé dans le crépitementOffert à ce furieux amourLançant vers le ciel la longue plainteDe qui s'est calciné le coeur Seul, il avance vers elle, sur le môle de granit étroitEmbarquant vers rien son corps périssableElle la couchée immense qui accourtLançant vers lui ses gerbes et ses juponsLui, le petit homme droit sur la digue avec un crayonCollé contre elle, mais séparéL'un et l'autre, quoique si proches, se perdant de vueL'un contre l'autre se pressant, le coeur mal amarré Le large baigne un peu ce petit corps d'hommeLe bleu le prend dans ses filetsGraine de chair ou pépite d'amour transiTouffe de clarté entre les paumesTachées d'encre profondeLèvres closes par la vagueMuet, n'ayant rien à répondre au largeSans voix dans les dédales de l'eau Pourquoi ne pouvons-nous prendre racine dans la merA la façon des noyés et des algues?Nous porterions sans peine sur nos épaulesLe ciel bleu qui ne se fane pas mais rêve à des couleursEt la laine tiède des écumesEt les fruits vénéneux du largeOù n'a mordu nulle lèvre humaineNous serions de retour dans l'infini jardin Nous ne remplirons pas la mer de nos larmesNous soutiendrons plutôt de nos chants l'effort des tempêtesQui versent sur nos têtes leurs cris et leurs lessivesEt quand nos yeux délavés n'y verront plus rienNous saurons mieux encore ce qu'est la merLes écailles seront tombées qui nous couvrent le coeurEt notre peau nacreuse sera enfin si blancheQue nous ne craindrons plus l'amour fou des sirènes A la santé des cieux du largeDans les calices et les ciboiresNous buvons goulûment la merAucune eau ne nous désaltèreNous avons soif de selNos lèvres sont avidesDans l'eau bleue, c'est toujours dimancheQuand s'agenouillent les poissons d'or. Depuis que le flot nous transporteNous avons pris goût à l'éternitéNous avons de l'eau plein la têteEt des cristaux de sel dans le sangNous nous souvenons mal de nos semblablesDont se fanent les jardinsEt grandissent les enfantsNotre coeur est si bleu. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle