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[feuilleton] Antoine Emaz, Planche, 2/20

Par Florence Trocmé

Je repense souvent à la réflexion de James Sacré comme quoi il écrivait tout aussi bien quand il était sous pression par le travail universitaire que lorsqu’il était en vacances. Ce n’est pas faux : un travail salarié n’interdit pas d’écrire, il est même possible que la pression favorise l’expression. Par contre, pour la menuiserie, il faut du temps libre, ouvert, tranquille et long : de grandes vacances. 
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Un poème, c’est aussi sculpter du son. 
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Dans le roman, c’est l’accélérateur qui importe ; dans le poème, c’est le frein. 
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Mort d’Updike : cancer du poumon. Bizarre comme est dit, ou non, à la radio, de quoi est mort quelqu’un. 
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Il faudrait peut-être distinguer entre s’exprimer et s’adresser. Le premier jet est expression pure, suée de vivre en mots. Du vécu sans mots se dit, tente de se dire, émerge ou fait éruption ou passe en langue, en matière langue, bloc ou flux de langue, c’est selon.  
A ce stade, je suis passé d’un vécu muet, non pas sans puissance ni violence ni tension, à un texte. Images, sensations, sentiments, émotions ont fait pression sur la langue, l’ont déformée, l’ont reformée, l’ont bougée, malaxée, triturée… pour finir masse de mots sur la page. Je me suis exprimé, avec ou sans rage, mais je n’ai pas écrit un poème. 
Reste à passer du texte au poème, c’est-à-dire un texte adressé, intégrant l’autre, le lecteur, et non plus seulement un texte qui n’est que démêlage grossier du méli-mélo entre moi et moi. A ce stade interviennent donc d’autres critères, même si le travail reste intuitif, instinctif. Je vise un poème, donc un objet de langue lisible par autrui et destiné à faire naître pour lui une émotion analogue, non pas identique, à celle qui m’a ébranlé au départ. 
En fait, je menuise pour l’autre, à destination de l’autre, que je ne connais pas. Je vise une réception par le dehors. Aller au poème, c’est accepter d’intégrer dans le processus de création cette part de l’autre, cette question de la réception. 
Il ne s’agit pas d’écrire pour l’autre, mais de tenir compte de l’autre. D’où la distance critique durant tout le temps de la menuiserie : je relis et corrige avec un double regard d’auteur-lecteur ; il s’agit d’être à la fois dedans et dehors, le plus familier et le plus étranger. 
S’il y a bien travail esthétique, c’est parce qu’il s’agit de passer d’une expression pour soi seul à un partage. Et quelle que soit son apparence finale, même hirsute, épineuse, rebelle, mal dégrossie… le poème s’adresse, invite, appelle. Le lecteur reste bien sûr libre de répondre ou pas, de faire ou non ce bout de chemin de mots, mais je peux dire que j’ai fait mon travail. 
épisode 1 
suite le vendredi 11 janvier 2013 


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