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❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

Publié le 08 janvier 2013 par Appoggiature @App0gg1ature

❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

Nadja Michael & John Tessier, © Maarten Van Den Abeele

IMPORTANT Nous avions déjà rendu compte ailleurs - défavorablement - d'une des soirées bruxelloises de cette production, confiée dès 2008 par le Théâtre Royal de la Monnaie aux Talens Lyriques et à Krzysztof Warlikowski. Quinze mois plus tard, sa venue au Théâtre des Champs Élysées ne pouvait pas ne pas nous donner le désir de renouveler l'expérience. À la faveur d'un contexte différent, notre opinion avait une chance de s'en trouver modulée. De fait, à la sortie de cette dernière du dimanche 16 décembre, la différence de ressentis s'est avérée tellement considérable, que nous avons cédé au choix d'en formaliser le plus récent.
❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.Médée, opéra-comique versifié de Luigi Cherubini (1760-1842) créé à Paris en 1797, n'a jamais obtenu la reconnaissance que son génie particulier lui assignait d'évidence. Le caractère hybride de son écriture lyrique a-t-il contribué à brouiller les pistes ? Non seulement l'insensée variété des discours musicaux (de Jommelli, Grétry, Gluck, Mozart - à Weber, Wagner, voire Schreker...) mais encore, l'interpolation d'alexandrins récités aux morceaux habituels, auront-elles davantage déconcerté public et critiques, qu'excité leur soif de trouvailles. (1)

❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

Les saluts du dimanche 16 décembre, © Jacques Duffourg

L'œuvre a, malgré tout, connu un durable succès en Allemagne, avec des récits harmonisés par Franz Lachner. Maintenus lors de la création milanaise de Medea (1909), ces dialogues furent transcrits par Carlo Zangarini, rôle-titre tenu par Ester Mazzoleni. Puis, plus rien ou presque, jusqu'à un certain Mai Musical Florentin de 1953 où, sous la direction de Vittorio Gui, le même avatar italien se trouva porté à l'incandescence par une toute jeune diva de vingt-neuf ans : Maria Callas. Medea fera littéralement corps avec l'illustre cantatrice, qui la chantera longtemps, avant de l'incarner lors de son unique apparition au cinéma (Pier Paolo Pasolini, 1969).
Quelques intégrales au disque (dont deux de Lamberto Gardelli, une Jones, une Sass), toujours en italien - et à nouveau, une quasi-disparition des planches et des fosses... En 1997, bicentenaire : Martina Franca, Compiègne - regretté Pierre Jourdan - et le retour au français, non sans les interminables vers de François-Benoît Hoffman. Une résurgence de l'italien (on se demande pourquoi) à Turin puis Paris en 2007. Quelques autres velléités, méritoires mais mitigées au final : sauf erreur, aucune ne s'est engagée sur la voie de l'instrumentation et du diapason de l'époque ! Voilà pour le point d'histoire : morose.

❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

Nadja Michael © Maarten Van Den Abeele

C'est à ce stade que prend corps le projet Rousset/Warlikowski, créé au Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles en 2008, repris en 2011... et prêté au Théâtre des Champs Élysées, dans le cadre d'une Trilogie Médée (Charpentier-Dusapin-Cherubini) en cette fin 2012. Le Polonais n'a pas que des amis à Paris : voici cinq ans, sa dernière incursion dans l'opéra français, Iphigénie en Tauride, y fut copieusement chahutée. À se demander si les mêmes n'étaient pas revenus exprès lors de la première (10 décembre), puisqu'une bronca y a amené une interruption de la représentation, avec prise de parole de Vincent Le Texier. Le délit ? Un twist "fantasmé" de quelques dizaines de secondes, à l'articulation des deux premiers actes. Provocant, comme tout ce que signe le dramaturge ! Mais pas provocateurcar tout à fait cohérent avec un certain parti sixties, assumé très en amont. L'accueil du public est en effet assuré par une bande son assortie - cependant que défilent sur rideau baissé des souvenirs de mariages tournés sur de bon vieux films Super 8 familiaux.
❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.Plus que le choix des années 60 (qu'on retrouve dans la tenue de la suivante Néris), ce sont ces images festives, surannées et maladroites, candides comme un âge d'or, qui fixent d'emblée la focale de Krzysztof Warlikowski. Fragilité du couple, morsure délétère du temps, avènement de sociétés décrépites (photo de scène, plus haut)... Dans ce cadre, l'arrivée d'une étrangère déjantée et jalouse - Médée bien sûr, corsetée de cuir, juchée sur talons aiguilles, tatouée à la Amy Winehouse et copieusement humiliée - ne peut que déboucher sur l'irréparable. La violence de l'action, graduée mais insoutenable, peut-elle encore s'accommoder des textes versifiées ? À cette question, régisseur et chef d'orchestre ont répondu non, et c'est une autre pomme de discorde : à la place, de courts dialogues de substitution, signés de Warlikowski et Longchamp, et sonorisés. Sentences crues, aux résonances contemporaines, dont la déflagration, en phase avec la cruauté du propos, surprend... mais s'enchâsse habilement dans le flux musical, en rien altéré.

❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

Nadja Michael, © Maarten Van Den Abeele

Le vase clos dans lequel l'intruse fait irruption a tout d'un cul de basse-fosse glauque, taggé (2), délétère voire mafieux, où Créon, qui marie sa fille Dircé à l'Argonaute, tient la place du parrain. Les deux fils de Jason et Médée sont plus ou moins élevés dans des dérives machistes, qu'illustre bien à l'Acte II la scène extraordinaire où Créon, suivi de janissaires tout comme lui en tenue jogging, cherche à intimider la fauteuse de trouble. Les gamins ne sont pas coupés de toute éducation pieuse, ce dont témoigne au III leur poignante prière muette, devant une Vierge à l'enfant dégingandée. Warlikowski joue sur les lignes géométriques ; le plexiglas, à la fois translucide et réfléchissante, nourrit le drame de lignes de force aussi nettes que coupantes. Le tableau du mariage scellant la résolution de la serial killeuse, à la fin du II, joue ainsi à fond sur les deux univers étanches : le microcosme fêtard aux codes bien pensants, curé à l'appui, apparaît flou dans le fond, tandis que l'ex, toute de vociférations ricanantes, investit le premier plan.
Tant d'autres idées abondent d'un bout à l'autre d'un drame dont chaque regard, chaque geste, chaque déplacement, chaque accessoire ou éclairage (superbes lumière de...) est toujours pensé avec la plus grande efficience possible ! Ainsi, de la Toison d'Or ; sublimée entre une étoffe contenant un crâne (photo ci-dessus) qui ne peut être que celui du frère de Médée (3), et une perruque blonde arborée tel un talisman. Un diadème s'y ajoute au prélude du III (photo ci-dessous), sans doute le moment le plus ésotérique de la pièce, des forces occultes étant censées précipiter la catastrophe finale. Accords telluriques en toile de fond, la magicienne entre dans d'étranges transes et torsions qu'accompagnent - peut-être à l'excès - les éclairs incessants des néons. Qu'est donc ce rite maléfique et ancestral, détonant dans un environnement si "moderne" ? Sa parenté avec la "danse de la sorcière" (Hexentanz) de Mary Wigman semble tellement flagrante, qu'elle n'est sans doute pas fortuite.

Le duo Perfides ennemis (fin de l'Acte I), extrait de l'admirable DVD Bel Air Classiques, à acheter ICI

Pour en revenir à la musique : l'opéra, nous l'avons écrit, si souvent maltraité, est mésestimé. Huit ans avant Fidelio - et avec une tout autre force - il fait appel à un collage de prime abord déroutant, nourri de récapitulations formelles (un âge "classique" que la Révolution française vient d'enterrer) et de prémonitions visionnaires. Avec un sens implacable de la marche en avant, Cherubini, sur la première moitié de l'Acte I, se plaît à perdre l'auditeur : conventions de belle facture (air de Dircé très seria avec flûte, celui de Jason évoquant l'Admète de Gluck), et traits novateurs (grand chœur et duo avec hautbois, accolé à la prière de Créon).
❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.Sitôt la princesse de Colchide - l'étrangère - débarquée, des cheminements harmoniques insolites voient le jour, l'orchestration se fait touffue et cuivrée (4), les rythmes et tempi deviennent haletants. D'audace en fulgurance, le compositeur signe un II, et surtout un III, très en avance sur les attendus de son temps. La  longue séquence finale, Eh quoi ! Je suis Médée, s'avère d'une véhémence et d'une modernité suffocantes. Saturée de suppliques, de raptus, de cris, de velléités, d'attentats enfin (amenant orchestre et voix dans leurs derniers retranchements), elle préfigure non seulement Elektra mais peut-être même Erwartung.

❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

Nadja Michael et les enfants, © Maarten Van Den Abeele

Christophe Rousset et son aréopage (ci-dessus) ont effectué sur cet objet musical non identifié un travail proprement fantastique, dans les deux acceptions du terme. Les accointances des Talens avec des musiques post-classiques, voire romantiques, se font au fil des années plus flagrantes. Elles ont été démontrées au long du triptyque des Tragédiennes, tout spécialement le dernier volet  : disque (lire la chronique) comme récital (lire la chronique) ayant alors suscité notre enthousiasme. La battue est tranchante, à l'image de la brutalité dont le compositeur entrelarde sa partition, la scansion timbalière prenant parfois la dimension d'une psychose. C'est d'autant plus en phase avec le sujet, que le chef n'en reste pas à un effet de pathos facile. Au contraire : sans rien dénaturer du flux, sa fortre plasticité dynamique sculpte à merveille les innombrables prières, atermoiements ou invectives.
À l'orchestration de Cherubini, très exigeante envers l'harmonie, il n'offre pas qu'une précision d'horloger : outre les bois, comment oublier les saillies fuligineuses des cors naturels, nimbant les paysages intérieurs d'ombres à la Caspar Friedrich ? Avec cela, au cours des scènes collectives tel le menaçant finale du II, les musiciens ne se départissent jamais, derrière cette confusion des sentiments, d'une netteté de plans en tout point digne de Mozart. L'accompagnement du monologue final de Médée - récitatif, arioso, air ? laboratoire d'un sprechgesang avant la lettre - gagne une mobilité vertigineuse, que la chanteuse assume insolemment.

❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

© Les Talens Lyriques - Théâtre des Champs Élysées

La chanteuse ? Nadja Michael n'a rien d'une belcantiste, de Bruxelles à Paris ce point n'a pas changé : le matériau évolue entre le mat et le strident, le cri n'est jamais bien loin ; des phrases sont débutées en-dessous de la note, et la prononciation française n'est pas toujours académique. Stricto sensu, c'est mauvais. Et pourtant ! Pour reprendre un mot d'esprit, "Michael chante faux, mais elle sonne juste". De Vous voyez de vos fils à Et sur les bords du Styx, le charisme de la tragédienne irradie, autant par un aplomb théâtral tétanisant, que par des inflexions tripales dont la raucité cloue sur place. Elle ne chante pas, elle ne joue pas Médée, elle est Médée - mieux : Médée la possède. Inoubliable.
❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.Pareillement des comprimari : presqu'aucun n'est irréprochable, tous sont transcendés par l'enjeu. Vincent Le Texier demeure pâteux, mais, en mafioso, il a l'autorité nécessaire pour donner sens au rôle impossible de Créon... tandis que son gendre peu idéal, Jason, trouve en John Tessier un défenseur impeccable, même si le souvenir de Kurt Streit l'emporte de peu. Élodie Kimmel, Dircé de projection modeste, déroule correctement sa périlleuse entrée, sertie par la flûte impériale de Jocelyn Daubigney. Toutefois, c'est la Néris de Varduhi Abrahamyan (non moins splendide basson obligé d'Eyal Streett) qui frappe le plus lors de son unique air : belle diction, timbre soyeux et ambiguïté soignée. Enfin, le Chœur de Radio France, protagoniste à part entière, fait preuve d'une vélocité et d'une flexibilité épatantes.
Le choc de l'année 2012 - avec tout ce que ce mot implique de craintes, de révision radicale, de partage, d'enthousiasme - s'est tenu avenue Montaigne. Aux alentours, l'Opéra National vit sur sa rente, l'Opéra Comique ressert toiles peintes ou bougies ad nauseam, le Châtelet ne propose presque plus de créations lyriques. Il n'y a même pas photo.

❛Opéra & DVD❜ Reprise de la production de La Monnaie au Théâtre des Champs-Élysées • Médée, l'étrangère, un double uppercut signé Rousset & Warlikowski.

Indispensable, en vente ICI

(1) À lire, d'ailleurs, certains libelles de fraîche date, il est manifeste que le désamour perdure, ce qui rend plus méritoire encore le présent travail de réhabilitation.
(2) Très pudiquement, Paris s'est limité à un graff' "Casse-toi". Bruxelles était plus réaliste, avec des "Sale pute" et "Médée salope". Le 10, cette concession de bonne volonté n'a manifestement pas suffi...
(3) D'après la mythologie, Médée a trahi à Colchos son père le roi Éétès pour aider Jason, dont elle est tombée amoureuse, à s'emparer de la Toison d'Or. Pour couvrir leur fuite, elle a tué et découpé son frère Apsyrtos en morceaux jetés à leurs poursuivants.
(4) Les cors et les trombones sont extrêmement sollicités. En revanche, la jubilation des trompettes n'a pas été jugée bienvenue par le compositeur...
 Pièces à l'écoute simple, en bas d'article  Ouverture (1-01) - Acte I : Duo Nemici senza cor (Perfides ennemis, 1-16) - Acte II : Duo Figli miei, miei tesor (Chers enfants, 2-05) Acte III : Prélude (2-11) & Finale : E che ? Io son Medea (Eh quoi ? Je suis Médée), 2-15 à 2-20)  Maria Callas, Gino Penno, Giuseppe Modesti, Fedora Barbieri, Maria Luisa Nache. Orchestre & Chœur du Théâtre de la Scala de Milan, direction : Leonard Bernstein. Extraits de la captation radiodiffusée du 10 décembre 1953,POUVANT ÊTRE ACHETÉE ICI.
Pour consulter notre album photo spécial sur notre page Facebook.
Pour lire le très documenté dossier "Médée", sur le site des Talens Lyriques. Pour lire l'entretien avec Christophe Rousset, sur le site de La Terrasse
Pour lire l'entretien avec Krzysztof Warlikowski, sur le site Altamusica.
Pour lire la chronique de Bruno Serrou, sur son blog Musique Opéra Danse
 Jacques Duffourg
 Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 16 décembre 2012. Luigi Cherubini (1760-1842) : Médée (1797). Livret de François-Benoît Hoffman adapté par Krzysztof Warlikowski & Christian Longchamp.

Production du Théâtre Royal de La Monnaie (De Munt) à Bruxelles (2008),

mise en scène de Krzysztof Warlikowski.
‣ Nadja Michael, Médée - John Tessier, Jason - Vincent Le Texier, Créon - Varduhi Abrahamyan, Néris -
Élodie Kimmel, Dircé - Ekaterina Isachenko, Anne-Fleur Inizan, Servantes.
Les Talens Lyriques - Premier violon : Gilone Gaubert-Jacques - Direction : Christophe Rousset

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