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TEMPS ÉCARLATES / 3 de Thierry Brun

Par Phooka @Phooka_Book

TEMPS ÉCARLATES / 3  de Thierry Brun
CHAPITRE 1 et 2
CHAPITRE 3


Contact.
Il disparut au coin de la rue.
Il n’était pas seulement beau, mais lumineux aussi. Les femmes, jeunes et moins jeunes, seretournaient, le regard aimanté, attiré par l’étincelle, sa force de vie.
On ne voyait de lui qu’un bout d’épaule quand Charlotte déboucha à son tour de la stationde métro trois cents mètres derrière lui.
La foule s’écartait sur son passage. Il souriait.
Elle, elle savait. Le mensonge.
Elle se précipita. Ses escarpins bleus firent voltiger les flaques jusqu’à l’entrée de l’hôtelde Provence. À l’intérieur l’espace était exigu, meublé de fauteuils dépareillés. La toile desassises était élimée et épousait mollement les formes du kapok qui la garnissait.
Un univers confiné.
Elle l’aperçut. Il était déjà assis dans l’ancien fumoir, un livre dans les mains. Une clé servaitde marque-page. Il avait mis en ordre ses affaires, son blouson plié sur un guéridon centralqui l’empêchait d’étendre ses jambes.
Il changea plusieurs fois de position.
« Son corps souffre, se cherche. »
Négligeant le hall d’accueil, Charlotte se dirigea vers le salon. Un groupe de clients italiensentra bruyamment. Elle fut bousculée, poussée par les conquérants du couloir.
Blocage mental.
Elle grogna, s’arracha à la marée humaine, contourna un vase en verre travaillé pour imiterle cristal qui donnait de l’eau à un bouquet de pivoines aux pétales lourds. Elle hésita, parutsuivre leur parfum qui se mêlait à l’odeur de poussière.
Lui, leva les yeux, sourcils froncés comme s’il souffrait d’être dérangé.
Son regard noir glissa sur un point indéterminé, à droite de Charlotte, puis, la mineverrouillée, l’homme se replongea dans sa lecture. Elle tendit son visage comme pour direbonjour. Il afficha un air étonné, sembla s’apercevoir de sa présence, ferma le livre qu’ilmaintint sur son genou, en équilibre précaire.
Quelque part le ronronnement de l’ascenseur qui descendait lentement dans sa cage de boisse fit entendre. La porte en croisillons métalliques, qui résistait à l’ouverture, grinça.
« Un seul rendez-vous », lui avait-il dit quelques semaines auparavant.
Il considéra Charlotte, parut satisfait de ce qu’il voyait, puis, comme elle hésitait toujours,dansant d’un pied sur l’autre, il attrapa son livre, empoigna son sac, et du même élanramassa son blouson.
Sans un mot, sans un signe de connivence, il était déjà dans le couloir.
Les regards sur lui. Tous les regards. Hommes et femmes dans l’attirance.
Lui, indifférent.
Barrage psychique.
Charlotte le rejoignit juste à temps. Serrés dans la cage mobile, ils avaient l’air de ne pas seconnaître.
Une bande rouge tapissait imparfaitement le sol du troisième étage. Les murs avaient gardéune ancienne peinture beige réveillée par une frise de roses épanouies tracée au pochoir.Une ampoule livrait une lumière directe, mais faible.
Il s’arrêta devant le 317.
Charlotte entra dans ses pas. La porte fut refermée à clé. Ils étaient face à face silencieux, ilsse regardaient, mais ne se voyaient pas.
Les corps, en mouvements d’ondes qui les tenaient debout, étiraient leur verticalité.
Il se retourna et alla à la fenêtre, bordée de tentures garance. La nuit tombait en refletsque les gouttes de pluie délayaient sur les vitres. Dans le couloir des voix italienness’amplifièrent, puis furent amorties par un claquement de porte.
Elle s’était approchée de lui comme tirée par un fil déroulant, ôtant des vêtements àchaque pas. Il la considérait, statique, silhouette découpée dans une feuille de lumière pâle,paraissait gêné par des résonances invasives. Le damas violine du corset de satin faisaitbouger l’espace.
Danger.
Soudain, il l’enferma dans ses bras.
Choc.
En une seconde elle avait été couchée, embroussaillée. Dans une suite de mouvements etd’immobilités, ils tracèrent le chemin périlleux de la conciliation des corps. Ils surmontèrentles escarpements acérés, l’accélération des descentes et l’instabilité des fossés, dans lesapnées de l’ivresse et la déraison nécessaire des silences. Ils creusèrent toute la nuit lessédiments de leurs réflexes ordinaires.
À l’aube, l’homme fumait une cigarette et lisait mais son regard était vide, choqué. De tempsà autre, comme mue par une vie propre, sa main plongeait dans le sac, vérifiait la présenced’un pistolet H&K.
Charlotte dormait, un bras détendu sur le côté.
Un peu avant neuf heures, ils regagnèrent le salon. Trois guéridons avaient été préparéspour le service du petit-déjeuner. L’odeur particulière, un peu piquante, du café coupé dechicorée se mêlait au jardin de tournesols et de lilas bleu qui avait remplacé le bouquet depivoines.
Quand ils quittèrent la table, la porte d’entrée de l’hôtel se refermait dans un souffle. Unesilhouette à veste rouge disparaissait déjà dans la rue.
Lui, vigilant et soucieux, s’arrêta une seconde dans le hall. Puis, le geste économe, l’œilplanté dans le vide, il enfila son blouson.
Ils sortirent, comme essoufflés. Tournèrent rue Le Peletier pour rejoindre un passage,Faubourg Montmartre, où se trouve la Maison du Roy.
Le vent s’était levé. Les précédant, l’ombre carmine, furtive et oscillante, s’effaça, happéepar une bourrasque.
Charlotte voulait lui montrer le seul magasin parisien où les objets sont de la matière desrêves. A l’intérieur, un escalier en colimaçon montait. Il était assez large pour que deuxpersonnes le gravissent côte à côte.
Elle le laissa contempler les verres anciens qui pétillaient de reflets et côtoyaient desmarionnettes, princes grenouilles, lapins magiciens, loups salvateurs, des pompons de soie,miroirs baroques et gilets brodés, dans un capharnaüm insolite.
Puis ils descendirent vers les Tuileries, d’un pas élastique et coulé. La ville formait une bandegrise irrégulière dans la lumière lavée par le soleil matinal. Assemblage de parallélépipèdesdont les bases étaient le sol et le ciel. De temps en temps il l’attendait, elle marchait moinsvite que lui peut-être, ou elle regardait trop en l’air.
Ils s’arrêtèrent juste au milieu de l’arche centrale du pont Royal. La Seine glissait ses eauxopaques chargées de péniches pressées ou de coques vagabondes. Sur la berge de droite,une silhouette en veste rouge allait et venait, on ne pouvait distinguer ce qu’elle faisait, ni cequi expliquait ses longs moments d’immobilité.
Il se montra intéressé par l’attitude de l’inconnu. Il demeura à le suivre du regard, indifférentaux arabesques d’or qui ondoyaient dans le lent mouvement de la Seine.
Puis, sensiblement, ils reprirent leur marche, calant leur tempo sur celui de l’individu à laveste rouge qui quittait les quais. Le foulard de soie dorée que Charlotte portait au cous’était libéré et le vent l’avait plaqué sur ses yeux.
Une terrasse, dans une voie piétonnière, distribuait des chaises au soleil. Ils prirent place etdonnèrent l’image d’un abandon au repos pour le seul plaisir de la tiédeur de l’air.
Charlotte parlait sans cesse, maîtrisant mal une exubérance intérieure. Il mettait dans sesréponses assez de bienveillance pour que leur dialogue ne se heurte pas au silence, le corpsfigé dans un axe qui lui permettait de ne rien perdre de vue alentour.
Des flâneurs, intrigués par le magnétisme de l’homme, tendaient l’oreille par curiosité, oupar envie de partager les rires et les sourires, mais personne ne percevait vraiment ce que lecouple échangeait.
D’un geste Charlotte commanda deux cappuccinos. Quand les tasses chapeautées d’undôme de mousse blanche furent servies, l’homme régla l’addition sans attendre.
Il disait « La note ».
Toute l’après-midi ils manifestèrent un désir de musarder dans les rues animées, opposantleur cadence buissonnière au rythme besogneux des automobiles et des passants quiinvariablement tournaient la tête dans leur direction. Parfois, sous un ombrage ou dansl’encoche obscure d’un porche en retrait, ils suspendaient leur marche et un œil vagabondpouvait les voir libérer la course des sentiments.
Mais lui fixait un point mouvant. Une silhouette, aux contours flous, qui apparaissait ets’évanouissait dans la houle fuyante de la foule.
Charlotte déposa un doigt sur ses lèvres. Barrage contre l’appréhension.
« Ce n’est rien. Rien que ton esprit. »
« Il est là. Il m’a retrouvé. Je le sens, partout. »
Puis la ville redevint violette.
La suite vendredi 18 janvier ;)


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