On connaît cette belle collection, En lisant, en écrivant, chez Corti. Mais
ce livre d’Ariane Dreyfus correspond particulièrement bien au projet. Ce n’est
pas un livre de « critique » au sens universitaire du terme, même
s’il est constitué principalement de lectures qui ont marqué l’auteure. Il
vaudrait donc mieux parler d’un « livre de lectures », qui sont
autant de rencontres, occasions d’amitié et d’empathie profondes : «
je suis incapable d’écrire sur, je ne sais écrire qu’avec, entrelacer ma voix à
d’autres. » (p.11)
Partant de là, et si l’on admet qu’un livre qui nous touche est celui qui vient
faire résonner en nous une corde intime (expérience partagée totalement ou
partiellement, expérience rêvée, désirée ou crainte…), on comprendra que l’un
des intérêts de ce livre est de dessiner en creux le portrait de l’auteure.
« j’aime plus que les autres les livres de poésie que je dévore d’une
traite, qui soulagent ma soif en même temps qu’ils me donnent soif d’eux, tant
la confiance que je leur fais est totale, je veux moi aussi ce qu’ils
veulent » (p.87).
L’enfance pourrait être un des fils directeurs, une des raisons pour cette
adhésion profonde. Ariane Dreyfus regroupe en un chapitre cinq études sur des
livres ayant pour origine l’enfance meurtrie : Nabokov, Degroote,
Dostoïevski, Rouzeau, Gibbons. Mais on retrouvera fortement ce thème dans les
pages consacrées à Sacré et Sautou, ainsi que dans le chapitre central dans
lequel la poète réfléchit sur sa propre pratique : « L’enfance étant
à la fois l’irréparable et l’espoir, je ne vois pas comment j’écrirais dans un
esprit qui ne serait pas d’enfance. » (p.86) Un peu plus loin, en
commentaire d’une citation de Schehadé : « Cet enfant douloureux qui
ne bouge pas, qui attend on ne sait quoi, qui attend qu’un regard lui réponde,
c’est la figure de la poésie. » (p.92) On songe à « l’enfant qui
pleure », dans tout poème, selon Reverdy. Lorsqu’un peu plus loin, à
propos du rapport réalité/poésie, Ariane Dreyfus affirme « on écrit pour
percer ces terreurs » (p.93), ou bien « j’écris avec mes peurs »
(p.133), on pense bien sûr à l’état du monde actuel, mais aussi à ce que chacun
porte en soi d’angoisses vives depuis l’enfance. Même si celle-ci peut être
tout autant le lieu de la magie, de l’émerveillement, ou d’un combat victorieux
pour plier le dehors, façon Petit Poucet (cf. p.86). La morale d’Ariane Dreyfus
est résolument volontariste et positive, même si elle demeure lucide face à la
souffrance, l’injustice, l’histoire : « le poème n’a de sens que par
le souffle moral qu’il nous donne, et non par une accumulation de belles
trouvailles. » (p.90) ; « le poème (est) toujours lié à une décision de me
redresser » (p.95) ; « D’où ma détestation pour toutes les
œuvres de la plainte agressive, de l’invective, du sarcasme, en un mot de la
négativité, souvent masculine il faut dire. » (p.87) On ne peut parler
plus clairement : aucun nihilisme dans cette poésie, mais plutôt une
énergie qui va se ressourcer dans des arts multiples : « « je
suis loin de trouver mon bonheur dans la seule poésie » (p.125).
« Ecrire a vraiment commencé pour moi en me voulant traversée par d’autres
voix : (…) ainsi ai-je écouté (…) tous les jours pendant un an le Requiem de Mozart. Je me nourrissais
aussi aux dialogues de certains films que j’enregistrais pour les écouter comme
de la musique, sans compter des photos dont j’avais fait un patchwork sur un
des murs de ma chambre. » (p.95) On sait, au fil de ses livres, combien
importe pour Ariane Dreyfus ce détour par d’autres formes : le conte, la
danse, la musique, le film, l’art, le cirque… Les livres sont une nourriture
parmi d’autres, même si l’on rencontre dans ces pages Schehadé, Supervielle,
Michaux, Ponge, Rimbaud, Eluard, Guillevic… Ils ont participé à l’élaboration
de l’écriture, d’une grammaire du corps, du geste, de vivre, au même titre que
tout le reste. Ce désenclavement de la poésie est une bouffée d’oxygène, mais
on voit tout autant, dans le chapitre central, combien le poème impose un
travail technique, spécifique : les pages 137 à 150, par exemple, donnent
l’histoire du « motif » au départ d’Iris, c’est votre bleu. On a là toute la progression lente vers
l’ajustement sonore, rythmique, et le calage/calibrage des images.
D’autres points de poétique sont abordés directement dans ce texte où l’auteure
explicite ses choix, sans chercher à les défendre ou les justifier. Elle les
pose, simplement, et c’est bien ainsi. Dans la seconde moitié du livre, on
retrouve les œuvres proches avec un groupe formé par J. Lèbre, C. Lamiot, J.-L.
Giovannoni et N. Pesquès. Puis deux études plus longues, visant vraiment
l’évolution des œuvres et non plus leur seule rencontre : E. Sautou et S.
Bouquet.
Très peu d’éléments biographiques, mais en fermant le livre on a le sentiment
de saisir bien mieux d’où parle Ariane Dreyfus. Au-delà, ce livre est aussi
révélateur de la situation actuelle de la poésie : pas d’école, pas de
dogme, pas de prêt-à-écrire, pas d’esthétique collective. Et pourtant il y a
bien une cohérence globale dans ces aventures d’écritures : le corps,
l’enfance, l’amour, l’autre, l’espoir… « Ecrire me semble avoir beaucoup
en commun avec l’amour et l’amitié ; et en particulier il y a cette
étonnante et désespérante liaison d’une solitude et d’un désir d’être ensemble
toujours qui caractérise tout amour et tout désir d’écrire » (James Sacré,
cité p.61). Ce livre vaut parce qu’il est à la fois seul et avec. « Moi
peu importe » écrit modestement A. Dreyfus (p.85) : sa réussite tient
à ce qu’elle est complètement là sans cesser de laisser place aux autres.
[Antoine Emaz]
Ariane Dreyfus
La lampe allumée si souvent dans l’ombre
Ed. José Corti – Col. En lisant, en
écrivant
320 pages – 19€