Il lui fallut d’abord attirer l’attention du Possesseur du cou des hommes (le sultan), chose qu’elle fit en manipulant le malheureux Kislar Aghasi, le chef des Eunuques blancs, qui mit enceinte une femme du harem avec le peu d’organes qui lui restait. Elle envoya les deux amants à la mort et « ensorcela » Soliman au cours d’une nuit d’amour.
Elle s’appliqua ensuite à éliminer Gülbehar, la favorite du moment. Suite à une rixe dans les bains qu’elle provoqua à dessein, elle fit porter le soupçon de jalousie sur Gulbehar et persuada le Législateur à l’exiler à Manasa avec son fils, Mustapha, le shahzade (préssenti pour devenir le prochain sultan). C’est ensuite au tour du Grand Vizir, Ibrahim Pacha, ami intime du Seigneur de la Vie. Elle chargea le dafterdar, l’intendant des finances qu’Ibrahim prit sous sa protection, de lui faire commettre l’irréparable erreur de signer un message à la place du Seigneur, en se proclamant lui-même sultan. Soliman, incapable de lui accorder son pardon dans ces circonstances, le fait alors étrangler par ses bostandjis, malgré l’ancienne promesse qu’il lui fit de ne jamais attenter à sa vie.
Les plans de Roxelane se poursuivent : elle tient désormais en laisse l’intrigant Abbas, devenu Kislar Aghasi. Celui-ci, pour protéger une fille du harem dont il était amoureux et que Soliman reçut dans sa couche, désobéit à l’ordre du padishah et la sauva de la mort en l’envoyant chez son ami vénitien. Hürrem s’en est rendue compte et fit d’Abbas son complice, sous peine de tout révéler à son époux impérial. Le Maure se montra dés lors ingénieux pour sauver sa vie et se venger de ses maîtres (on l’a châtré).
Une fausse lettre servit de prétexte pour étrangler l’élégant et impétueux Shahzade, Mustapha, victime de son honnêteté envers son père. La dernière intrigue de Roxelane consista à faire croire à Soliman que son second fils, seul à voir la stature de Sultan, n’était pas le fruit de leur union mais celui de son adultère avec Ibrahim, l’ancien grand vizir. Le Sultan en est devenu malade et s’employa à éliminer son propre fils, pour léguer au final l’empire à un ivrogne, Sélim II. Hürrem réussit ainsi à se venger de tous les Osmanlis, en avouant sa haine à Soliman juste avant de mourir et en lui donnant comme successeur un incapable, qui est en réalité un enfant conçu avec l’ancien Kislar Aghasi. Elle rompit ainsi la chaîne dynastique du plus grand empire sur terre …
L’odalisque et le bostandji (le bourreau sourd et muet), voilà les deux personnages entre lesquels oscille la vie tumultueuse du palais de Topkapi. Entre le harem et les piques qui ornent la Porte de la Félicité (Bâb Essaâda), sur lesquelles sont exposées les têtes de ceux qui ont désobéi au Sultan, se passe une cruelle partie d’échecs où les protagonistes jouaient leur vie et leur survie.
Hürrem est le chef d’orchestre de cette sinistre et cruelle comédie. Le sultan lui-même, aussi magnifique et législateur soit-il, est pris dans sa toile d’araignée. Il y a très peu de hasard dans le déroulement de ses plans. Tout se déroule selon une mécanique précalculée.
Mais ce qui interpelle dans la pensée de cet ancien journaliste, c’est la philosophie de l’action absolument indéfendable dont chaque phrase de son livre était chargée. Je veux en venir à cette « théorie de la manipulation » qui prend tant d’espace dans sa reconstitution, par ailleurs acceptable, de la vie dans la cour ottomane.
D’abord, pourquoi présenter comme insolite le fait qu’une femme de la cour soit dotée de pouvoir ? Sa position ne la qualifie-t-elle pas pour cela ? Bien que le fait soit courant en histoire, la chose reste un sujet d’étonnement romanesque. Mais l’auteur va au-delà, puisqu’il fait de Hürrem la raison ultime de tout ce qui advient au palais. Soliman est-il de mauvaise humeur ? Un incendie s’est-il déclaré à l’Eski Saraya ? La mosquée Suleymaniye est-elle préférée à la reconstruction d’un harem ? Une compagne militaire est-elle menée contre le Safavide Tahmasp au lieu de poursuivre le siège de Vienne ? C’est Hürrem qui est derrière. C’est elle qui, sans être jamais influencée, influence le Sultan. Sans émotion perturbatrice, sans jamais fléchir ni faiblir, sans besoin d’amour et sans jamais éprouver le sentiment d’être perdue, ou d’être dérouté par le cours imprévu des évènements, elle poursuit implacable des desseins tracés. Elle pèse à elle seule plus qu’un divan entier, plus que l’armée des janissaires, plus qu’un empire ! Ce ne sont pas les situations politiques, les équilibres macroéconomiques, les conjonctures de la guerre, ou les idéaux islamiques qui font agir le Soliman de Falconer. C’est la hantise de ses nuits de plaisir, le soulagement qu’il trouve dans les bras de la Joyeuse et l’ascendant que cette dernière prend de ce fait sur lui.
Pourquoi alors Hürrem, qui prend elle aussi du plaisir aux nuits de Topkapi, ne se fait-elle pas manipuler par son sultan ? L’auteur se garde de répondre à cette question. La prépondérance de l’esprit calculateur chez son héroïne semble assécher ses sentiments. Ceux-ci deviennent pour Roxélane un élément du calcul pour le pouvoir : elle ne s’attache, elle ne déborde d’affection, que fallacieusement, pour susurrer la décision aux oreilles de son amant impérial le moment venu. Son unique passion est la colère, qu’elle éprouve pour terroriser les hommes auxquels elle s’impose.
La philosophie de l’action de ce texte reste le conspirationnisme. Sa thèse pourrait se résumer ainsi : le harem ottoman est le lieu de plaisir et d’intrigues à partir duquel une femme tire les ficelles de l’empire. Derrière le grand homme Soliman, se cache dans l’ombre l’adroite Roxelane. Il ne faut pas se fier aux apparences de la magnificence du sultan, car il est au fond le jouet de son « esclave ».C’est grossier diront les historiens et sociologues. Quel est cet être qui est toujours « manipulateur » mais n’est jamais « manipulé » lui-même ? Se peut-il qu’on échappe ainsi aux déterminations de sa condition ? N’est-on pas souvent « manipulé » par sa propre « manipulation » ? Quel est ce chef d’orchestre instigateur de « complots » mais jamais tombé lui-même dans un « complot » ?
La découverte de l’inconscient par Freud au début de ce siècle aurait dû mettre un terme à ses suppositions du sens commun. La psychanalyse nous apprend en effet que l’homme, fut-il de haute condition, agit selon des raisons qui sont obscures à sa conscience. Le moi qui prétend « manipuler » n’est pas maître chez lui. Et si Hürrem était elle-même le jouet de son propre inconscient ? Et si elle était le jouet des grandes règles sociologiques qui constituent sa condition objective ?
Non, la fiction d’un sujet souverain, auteur de sa propre décision, presque jamais contraint, est plus facile à l’imagination romanesque que la reconstitution du jeu des possibilités et des contraintes de cet univers du XVIème siècle. C’est ainsi que la logique empiriste du fait divers est préférée à celle de la construction des faits historiques.
Ce qui se donne pour une philosophie profonde est au fond la plus superficielle des idées reçues. Le modèle de « la « manipulation » ou du « complot », écrit Bourdieu, reposant en définitive sur l’illusion de la transparence, a la fausse profondeur d’une explication par le caché et procure les satisfactions affectives de la dénonciation des cryptocraties » (Le métier de sociologue, p. 39)
[1] En effet, quand Tamerlan captura Beyazid Yidirim, il prit aussi son épouse en otage. Pour mieux humilier le sultan ottoman, il obligea celle-ci à le servir à table nue et en public. Depuis cette date de grand défaite, les Osmanlis décidèrent de ne jamais prendre d’épouses, mais seulement des concubines esclaves qu’ils gardèrent dans leur harem.
Certes, les faits sur lesquels s’appuie Colin Falconer sont indéniables. L’écrivain semble s’être longuement documenté sur la période historique qui constitue le fond de son roman. On ne lui fera pas ici le reproche, pas si facile à esquiver, d’avoir succombé à des clichés orientalistes en dépeignant un Orient tiré entre le plaisir (le harem) et la cruauté (le bostandji). Les lecteurs dans les métros d’Europe lui sauront sûrement gré de les faire ainsi s’évader hors de leurs tuyaux urbains.
Soliman et Hürrem
Note contre le conspirationnisme en littérature et en Histoire
C’est un roman historique captivant que signe l’écrivain anglais à succès Colin Falconer, qui s’est proposé de s’intéresser à la face féminine et cachée de l’empire ottoman, c'est-à-dire au harem. Il choisit pour cela la période la plus faste et la plus riche de l’histoire des Osmanlis, celle qui a vu régner Soliman le Magnifique (1520-1566). The Sulan’s Harem, traduit en français par Les nuits de Topkapi, raconte l’irrésistible ascension de Hürrem (La Joyeuse), plus connue en Occident sous le nom de Roxelane (1500 ?- 1558). Partie de l’état d’une simple esclave, celle-ci est devenue favorite du sultan, puis impératrice, malgré la tradition qui interdisait aux sultans d’épouser leurs concubines[1]. La trame du roman est constituée par l’ingéniosité, mais aussi la cruauté et la passion, déployées par Hürrem pour triompher de ses rivaux.