Aphorisme. L’or du temps, grâce ennoblissant l’œuvre de quelques grands artistes qui ont su composer avec les dimensions universelles dans lesquelles nous vivons. L’or du temps serait-il l’entéléchie de la durée, comme l’âme est celle du corps ? On parle du deuxième roman de Benoît Quessy, Les Singularités.
Comme dans les tableaux d’exposition d’une pièce de théâtre, l’auteur présente ses personnages. Un samedi soir, ils sont attablés chez un couple d’amis, Mathilde et Lou, artiste peintre et cinéaste. Ils refont le monde, éprouvent du plaisir à être ensemble. Luce et Rolin, séparés mais ne sachant vivre l’un sans l’autre. Projectionniste et météorologue. Alexandre, journaliste, spécialisé en astrophysique. Ce soir-là, les amis fêtent un prix qui a récompensé l’un de ses articles. Il se remet mal de sa séparation d’avec Sara, native du sud de la Chine, microbiologiste. Sans explications, elle est retournée travailler sur son continent. Observant tendrement Alexandre, Mathilde convient qu’il ne sait pas mettre d’ordre dans sa vie sentimentale, d’où le désir subit de lui présenter Chloë, une amie astrologue. En attendant que le projet insensé de Mathilde prenne forme, ce qu’il ignore, Alexandre rêve d’écrire une série d’articles sur les origines de l’univers. Que s’est-il passé 13, 7 milliards d’années plus tôt, avant le Big Bang ? Question étourdissante : elle en appelle à de multiples qui ne seront jamais élucidées, resteront à l’état de suppositions grandioses. Avides d’en savoir davantage sur ce sujet indéchiffrable, chacun et chacune y va de ses raisonnements fantaisistes. La soirée se termine, hasardeuse, sur une partie de dés.
Chapitre primesautier nous invitant à retrouver Mathilde et Lou le lendemain. Celle-ci confie à son compagnon son envie de réunir Chloë et Alexandre. Idée farfelue, rit-il, ces deux-là n’ont rien en commun ! Puis le même soir, Lou a rendez-vous avec Alexandre pour boire un verre au RK Café. Ils y parleront de Sara, du désarroi qu’éprouve Alexandre depuis leur rupture. Est-ce un prétexte à évoquer l’origine du monde ? Ses mystères, en cela semblables à Sara qui l’a quitté sans préambules. L’histoire banale, convenue d’un homme et d’une femme, fait place à un macrocosme où vertus et sentiments humains ne signifient plus rien. Il y a l’univers qui, immobile dans une noirceur absolue, s’est démultiplié quand une concentration d’énergie a fait exploser une petite tête d’épingle. Il n’y avait qu’elle dans l’espace. Le temps n’existait pas. Théorie captivante soutenue par Alexandre à mesure que l’histoire de Mathilde et de Chloë évolue, enrichie du savoir astrologique de cette dernière, de son intuitive suspicion à l’égard de l’être humain à la lecture des planètes environnant sa venue au monde, de la stupéfaction qui en découle. La carte du ciel d’Alexandre les surprendra, l’une et l’autre…
En lisant ce roman réjouissant, on s’est demandé où voulait en venir Benoît Quessy. Partant d’une anecdote jubilatoire, la possibilité d’une liaison amoureuse entre un journaliste scientifique et une astrologue, l’auteur noie son dessein initial, le disperse serait plus juste, dans la recherche de l’univers décrit par Alexandre. Les suppositions, ou singularités, prennent une place prépondérante quand le jeune professeur d’astrophysique, Christo Dumas, lui enseigne ce que des savants, bien avant lui et ses collègues, ont retenu de leurs pérégrinations imaginaires, à coups de télescopes. Paradoxe du récit, il nous a paru que son intérêt reposait sur l’enquête intersidérale menée par Alexandre. Chloë, l’astrologue, n’est-elle qu’un alibi qu’utilise Benoît Quessy, partageant avec le lecteur sa curiosité passionnée pour le plus grand mystère régissant notre existence, elle-même réduite à une tête d’épingle ? Vertige assuré quand l’auteur nous apprend que bourlingue au-dessus de nos têtes le chaos, « fille du néant », qui tiendrait lieu d’inconnaissable, car qu’y avait-il avant le Big Bang ? Comment l’énergie s’est faite matière au moment du Big Bang ? Univers statique ou en expansion ? D’où venons-nous et pourquoi nous ? Une pléiade d’impressions floues déjoueront moult certitudes, laissant Alexandre non sur un inassouvissement mais sur une lassitude née de trop de théories disséquées à même le discours inépuisable de son professeur, Christo Dumas, lui-même incapable d’expliquer qui a mis le « feu aux poudres ». Dieu ? Ultime singularité cosmique impossible à résoudre.
Roman écrit dans un style syncopé qui donne grande vie dynamique aux protagonistes, pour la plupart joyeux et délirants. Nul ennui qu’aurait pu engendrer une vulgarisation excessive des trous noirs et fontaines blanches, entre autres singularités repérées dans l’univers, recensées par l’auteur. Si les sentiments amoureux naissent, « l’improbable chaos des cœurs » vaut beaucoup à Aphrodite et à un certain Soutine, issus d’un univers différent, comme étant celui des limbes du réseau Internet.
Amateurs de sphères interstellaires, d’étoiles errantes et fixes, regardez le ciel, comme le recommande Christo à Alexandre. Vous y trouverez vos origines célestes, les mythes enveloppés de vos expériences humaines. Peut-être la poésie des âmes, conclut sagement Chloë.
Les Singularités, Benoît Quessy, Éditions Québec Amérique, Montréal, 2012, 244 pages