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"Dans les griffes du Tigre", de Brice Erbland : De la hauteur

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Theatrum Belli vous présente un article de Paméla Ramos, avec son aimable autorisation, au sujet du livre de Brice ERBLAND, officier pilote d'hélicoptère de combat "Tigre" en Lybie et en Afghanistan, qui sort prochainement aux éditions Les Belles Lettres.


À la mémoire des hommes tombés pour tous. 

J’ai terminé de lire Dans les griffes du Tigre, récits d’un officier pilote d’hélicoptère de combat, de Brice Erbland, la veille de l’annonce de l’entrée en guerre de la France aux côtés du Mali. Une ironie dont je me serais passée, doublée d’une autre, bien plus tragique encore : au moment de commencer la délicate rédaction d’une note destinée à tenter de convaincre les lecteurs qui doivent encore l’être de l’importance d’un tel document dans la construction de toute pensée humaine, nous apprenons la mort d’un autre pilote d’hélicoptère, le lieutenant Damien Boiteux, dans les premières heures du conflit.

Encore émue et impressionnée par un court texte au plus vrai d’une action si récente, ponctuée des constatations simples, crues et humbles d’un homme confronté à des situations et des sentiments absolument à l’opposé de ses compatriotes, au  mieux indifférents au pire hostiles, je prends de plein fouet la nouvelle comme si je venais de perdre une connaissance éloignée toujours appréciée, et admirée. Je comprends enfin ce que j’avais auparavant pressenti à la lecture de nombre de ces récits de soldats à travers l’Histoire, confirmé ici par celui d’un soldat d’à présent, impossible par confort personnel ou intellectuel à reléguer aux recoins sombres d’un passé parfois fantasmé : nous sommes en guerre, ces hommes partent et meurent pour nous, et nous ne comprenons plus rien de ce que nous en pensons, l’esprit obscurci par des décennies d’oubli volontaire, d’anti-militarisme primaire, d’amalgames grossiers touchant les rares intellectuels français actuels qui voudraient correctement parler de cette figure devenue étrangement exotique, qu’on sentirait vaguement menaçante et qui reste pourtant, avec le moine et le paysan, l’un des trois piliers de toute civilisation humaine: le soldat.

Une inquiétude sourde reste bien ancrée en moi depuis ces annonces, pour le reste des hommes envoyés, pour l’auteur de l’ouvrage que je peux immédiatement et bien plus encore situer dans son milieu, sans avoir la certitude pourtant qu’il soit parmi eux. Je pense à la peine d’un régiment qui a perdu un ami, à sa famille triste mais fière, debout dans la décence de ceux qui savent accompagner et comprendre le sacrifice de ces vocations fortes. Je pense à ces mots bien vains que je viens de tenter de rendre, à la naïveté d’un cœur qui me dicte de les écrire tout de même, malgré les événements, ousurtout face à ces événements, car c’est l’unique petite chose que je puisse faire : porter la voix d’un officier qui entendait porter celle des siens, répondre à l’appel d’un pilote de l’aviation légère de l’Armée de terre qui demande à son peuple de regarder, d’écouter, de parler ensuite à son tour de cette aventure humaine que vivent chaque jour pour nous ces militaires, qu’on le veuille ou non.

Découpé en valeurs ou en défis (De la confiance, de la peur, de l’ouverture du feu…) comme autant de chapitres vécus simultanément par un homme envoyé sur un théâtre d’opérations, ce livre témoigne de la condition actuelle d’un combattant français. Il se lit plus comme un rappel des grandes questions auxquelles chaque homme (ou femme) qui aura tenté de vivre sa vie intensément sera tenu de répondre, en proposant les modestes mais percutantes vues de son auteur, Brice Erbland, et de ceux qu’il a côtoyés lors de ses deux dernières missions : en Afghanistan et en Libye, en 2011.

Je vais tâcher de les aborder toutes en le laissant majoritairement parler, car beaucoup de ces considérations, données dans un contexte d’action dont les descriptions sont saisissantes de réalité, se passent tout simplement de commentaires. L’on approuvera ou l’on rejettera, mais le silence et le respect, je l’espère, se feront, le temps que ce témoignage existe. C’est  le seul souhait que je formule.

*

Une préface de Jean Guisnel, écrivain et correspondant au Point, fait tout d’abord le vœux que cette initiative soit reprise afin d’entendre plus de nos soldats témoigner. Il salue les récits « vifs » de l’auteur. « Il les raconte à sa manière, qui fait la part belle aux réflexions du moment, à la chaleur des relations humaines, à l’intensité de l’engagement. Il décrit aussi une armée nouvelle, moderne, technique et aguerrie. »

En effet, dans son introduction, Brice Erbland nous rappelle ceci :


« Très peu d’armées dans le monde occidental possèdent de nos jours une aviation légère capable de manœuvrer à l’échelle d’une escadrille et de combattre à la fois de nuit, à partir d’un bâtiment de la marine nationale, au milieu des montagnes ou encore en pleine zone urbaine. L’armée française est l’une d’entre elles. » (page 6)

« Ma volonté est de livrer des impressions et des sentiments humains face au danger, à la mort, à la décision de tuer, à la peur, nourris par la fierté d’une nation et d’une armée; autant de sujets de livres d’histoire qui sont pourtant bien réels aujourd’hui en ce début de XXIe siècle ». » (page 6)

1. De l’efficacité

De retour d’un tir d’hélico qui a tué un chef insurgé près de Tagab (Afghanistan), le pilote nous livre ses pensées dérangeantes, pourtant cohérentes :

« Un soldat français est mort hier, dans l’explosion de l’engin piégé qu’il a découvert au bord d’une route. Un dispositif initialement prévu pour détruire un véhicule blindé… Observant la scène au bout de ses quatre cent mètres de fil électrique, l’insurgé qui a senti son piège mortel dévoilé a préféré l’utiliser contre un seul homme plutôt que de le perdre totalement. Quarante kilos d’explosifs, le malheureux n’a rien dû sentir. Mais le sac noir que l’équipage d’un hélicoptère de manœuvre a ramené ne pesait pas bien lourd. Tout le monde en était dégoûté, la manière de procéder de certains de ces insurgés est tellement intolérable.

Je donne un coup de coude à mon camarade et lui désigne le drapeau qui flotte tristement trop près du sol.

«  Celui-là, on l’a vengé. »

Je regrette aussitôt mes paroles, même si elles ne semblent pas le choquer outre mesure. Je tombe inexorablement dans la loi du talion. Cette réaction est sans doute profondément humaine et a dû être partagée par bon nombre de soldats peinés de voir leurs frères d’armes tués de cette façon. N’est-ce pas Sophocle qui écrivait qu’on ne doit haïr un ennemi qu’en se disant qu’il redeviendra un jour notre ami ? Mon dieu, que c’est dur ! » (page 15-16)

2. De la mort

« Pour la plupart des autres tirs où j’ai tué des êtres humains, en Afghanistan ou en Libye, je pense avoir toujours inconsciemment justifié mon acte par le fait que des soldats français, au sol ou à bord d’autres hélicoptères, auraient pu trouver la mort si je n’avais pas agi. Mais dans le cas de ce premier combat, aucun soldat français n’était directement au contact de ces insurgés ; c’était une pure action offensive, j’ai donc eu plus de mal à accepter les faits. Il m’a fallu un peu de temps et beaucoup d’introspection pour digérer et accepter les émotions issues de cet acte en tout point similaire à un assassinat, hormis bien sûr le cadre légal d’un conflit armé. » (page 21)

En rendant hommage aux aumôniers militaires, ces « bonnes âmes » venues les écouter, Brice Erbland explique plus loin pourquoi le recours à la religion, quand bien même en civil il n’en avait pas ressenti l’appel, est pratiquement inévitable pour se ressaisir et guérir des traumatismes infligés par cette mort violente côtoyée trop longuement.

« « Un société sans religion est comme un vaisseau sans boussole », a dit Napoléon… Bon nombre de combattants en prennent douloureusement conscience dans l’adversité, lorsque leur désespoir cherche la guérison dans des repères moraux que leur société a depuis longtemps effacés. » (page 23)

3. Du bon sens

« Une action armée ne se subit pas, elle doit être réactive et empreinte de bon sens pour être pleinement efficace. » (page 23)

4. De l’ouverture du feu

«  Ouvrir le feu reste un acte exceptionnel qui revêt une grande importance dans la carrière d’un militaire, qu’on le veuille ou non. Il y a véritablement un avant et unaprès, le soldat ne se comportant, n’agissant, ne réfléchissant pas de la même façon de part et d’autre de ce point de bascule. » (page 38)

5. De la confiance

De retour d’un appui ayant nécessité l’ouverture du feu, l’auteur est convoqué et comprend qu’on l’a envoyé trop vite effectuer une mission que l’engagement préalable ne permettait pas. Pourtant, ses chefs endossent seuls la responsabilité de cette erreur, et il n’est pas inquiété plus avant.

« À partir de ce jour, j’ai su que même en cas de coup dur ou d’erreur, mes chefs resteraient de mon côté, prêts à me protéger. Ce sentiment procure une confiance en soi très utile pour mener à bien des missions délicates. » (page 47)

6. Du commandement

« Il est toujours aisé de juger la manière de commander de ses propres chefs ; c’est une autre affaire d’être soi-même à la hauteur. »  (page 49)

7. De l’anticipation

« Je garde néanmoins au cœur la crainte de tuer un innocent. Donner la mort à un soldat adverse est déjà assez difficile en soi, je n’ose imaginer combien la mort d’un civil doit peser sur la conscience. D’une manière générale, il est extrêmement difficile d’anticiper les réactions émotionnelles ou psychologiques d’actes tels que celui de tuer. Même avec l’expérience, on reste surpris de certaines réactions que l’on ne sait ni maîtriser ni expliquer. Lors de ma formation à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, nous avions une série de colloques sur l’éthique du soldat, et notamment sur le fait de donner la mort. Nous y avions lu et écouté beaucoup de témoignages, nous en avions parlé entre camarades et bien entendu, j’y avais à l’époque beaucoup réfléchi. J’ai pourtant été frappé de plein fouet par des émotions auxquelles je n’avais jamais pensé. […] À l’époque jeune célibataire, j’imaginais que la difficulté était d’ordre moral et pouvait être éludée en réfléchissant au sens du devoir et au cadre juridique. Dix ans plus tard, père de famille, je réagis avec mon cœur en ne cessant de penser que ces combattants ont eux aussi une famille, un idéal, de l’espoir. Malgré toutes nos différences, je les identifie à moi. Ce qui me rappelle surtout que je pourrais subir le même sort qu’eux.  Cette crainte sourde mais tenace revient sans cesse hanter mes pensées. » (page 61)

8. De la pugnacité

« Je survole à nouveau l’étendue d’eau calme et sombre. Nos plaques de blindage latéral sont rabattues, l’armement est désengagé. Nous rentrons vers le bâtiment, au bout de près de deux heures de vol. Je suis plus que satisfait, car à force de volonté, nous avons réussi à détecter et détruire une cible de haute valeur. »(page 69)

9. De l’audace

Exergue du chapitre :

Il faut faire des choses audacieuses, même téméraires, quand on y espère un profit matériel ou moral, mais, ces choses audacieuses une fois décidées, il faut les faire avec le maximum de prudence.
Henri de Montherlant

« Toute l’audace du plan reposait donc sur les mécaniciens et les équipes de pont, chargés de ravitailler les deux Gazelle en un temps record dans l’obscurité totale. Leur travail a permis de remporter ce pari technique qui a engendré un succès tactique indéniable. Ce risque consenti, mesuré et maîtrisé, a largement payé. La petite dose d’audace qu’il faut ajouter aux missions entretient donc le risque, mais permet d’emporter la victoire ou contribue à en augmenter le succès – à condition bien sûr d’y apporter la prudence nécessaire. » (page 78)

10.  De la peur

« Un chef n’a pas le droit d’afficher sa peur car il représente un véritable indicateur de la conduite à suivre pour ses subordonnés. Si le chef est confiant, pourquoi s’inquiéter ? Cela peut paraître tellement réducteur, mais l’homme en situation de stress revient naturellement aux réactions ancestrales liées à son instinct de survie. Ainsi, comme l’écrivait Michel Menu: « Si tu ralentis, ils s’arrêtent. Si tu faiblis, ils flanchent. Si tu t’assieds, ils se couchent. »«  (page 79)

« Mais la peur viscérale, celle qui provient du plus profond de l’âme, qui noue le ventre et transperce le cœur, qui fragilise l’esprit et marque d’un voile noir chaque pensée, dont l’origine nous est inconnue tant elle semble s’être installée sans raison valable, qui ne cesse de croître jusqu’à ce que l’action tant attendue la terrasse, était belle et bien présente lors des strikes en Libye. » ( page 81)

« Quoi qu’il en soit, cette peur si naturelle, qui semble invincible, ne connaît qu’un seul remède efficace : il se nomme camaraderie. » (page 89)

11. De l’homme

« La force des liens qui unissent les hommes d’une même unité, d’une même armée, est si dure à décrire et si puissante à ressentir… C’est d’ailleurs souvent la principale source de motivation et de courage que le soldat trouve pour se battre. Bien sûr l’esprit se tourne vers la défense des intérêts de la France, de ses valeurs morales et républicaines ; mais le cœur et l’âme ne pensent qu’au camarade en chair et en os qui risque sa vie et que l’on défend avant tout autre chose. La guerre, faite d’idées et de belles paroles dans son ensemble, devient dans le détail affaire d’hommes et de sentiments. » (page 94)

12. De la fierté

« En opération, les occasions d’être fier de son travail se présentent régulièrement. La reconnaissance d’autrui, par l’intensité que revêtent les relations humaines en ces situations dramatiques, est source d’une fierté à nulle autre pareille. Elle permet d’y puiser une motivation sans faille et l’envie d’en faire encore plus, avec encore plus d’efficacité.
Mais une fois rentré en France, c’est une toute autre histoire. Après avoir été baigné dans le quotidien des missions, de l’entraide entre soldats, de l’environnement purement militaire, il est très difficile de revenir à la réalité de la vie. […]

L’esprit rempli d’images et d’histoires dramatiques, le cœur lourd de sentiments vrais mais durs, le corps lessivé par tant de semaines d’opérations, il est extrêmement difficile de réaliser à quel point l’on est entouré d’indifférence et d’incompréhension. Au-delà de la compassion, on espère simplement de l’intérêt pour le travail effectué, pour les sacrifices consentis. Mais la société française semble jeter un regard distrait sur ceux de ses membres qui ne cherchent rien moins que la servir. Pire encore, elle semble oublier ou ignorer le lourd sacrifice payé par ses aïeux pour lui permettre d’exister. Une attitude épicurienne, vantée par les médias modernes et volontairement éloignée de toute considération d’intérêt général, efface le souvenir d’un passé de doute, de peur et de sacrifices dont le culte serait pourtant vertueux. » (page 99)

« Cette fierté, pourtant, est mère du courage et de la force morale nécessaires pour affronter les servitudes de la vie militaire. Celles-ci sont nombreuses et en total décalage avec les normes actuelles de la société. Heureusement, les grandeurs de la vie militaire compensent ces sacrifices. […] Ce qui pousse un soldat à s’engager pleinement dans sa mission, ce sont les multiples reconnaissances que lui apporte cet engagement, une somme d’émotions et de sentiments humains d’une rare intensité. Ce sont ces satisfactions et la découverte d’une autre façon de voir la vie qui sont mes réelles sources de fierté. » (page 101)

En guise d’épilogue :

« En ce qui me concerne, j’achève ainsi l’arrêt sur image dont je parlais en introduction à propos de mes opérations. Mieux encore, j’y retourne. »

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Dans les griffes du Tigre, Editions Les Belles Lettres, 108 pages, 14,90 euros

(cliquer ICI pour commander cet ouvrage qui est le premier témoignage en France d'un pilote d'hélicoptère Tigre)

Source du texte : Programme Hétérosis


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