Avec l’ensemble des volumes qui
composent La face nord de Juliau, Pesquès appréhende un motif. Et en ce
dernier livre, il revient notamment sur le jaune qui perce, au travers de la
présence des genêts. « [L]e jaune du genêt » est ce « jaune
conjugué ». Conjugué à la lumière du jour. Un « jaune
irréversible » qui est proprement ce qui subjugue, nous mettant « en
souffrance ». Un jaune changeant imperceptiblement à chaque heure du jour.
Mais il n’y a pas que le jaune à être changeant. Tout, absolument tout est
changeant. Le motif de Juliau devient en tout point semblable à la montagne
Sainte-Victoire que Cézanne chercha à peindre dans sa plus grande vérité
possible, c’est-à-dire dans ses plus intimes et géométriques variations. Avec
ce peintre, « chaque paysage [de la montagne
Sainte-Victoire] est peint depuis un point de vue légèrement différent ou selon
un angle distinct » ; « chacun met l’accent sur des composantes
spécifiques du premier, du second ou de l’arrière-plan. La majorité de ces
œuvres paraît transmettre littéralement la luminosité et l’atmosphère
changeantes de la vaste plaine », comme le résume Joseph J. Rishel.
Pesquès avoue lui-même que se trouve à l’origine de son projet d’écriture
« une tentative de transposition : appliquer à l’écriture d’une colline
ardéchoise l’insistance et l’assiduité de Cézanne sur son motif ». Et, de fait, avec Pesquès comme avec Cézanne, l’on est placé face à la reconduction
d’un dire (fût-il uniquement visuel) qui donne à exister une multitude de
variations. Et celles-ci ne traduisent pas uniquement l’échec obligatoire qu’il
y a à faire exister un motif, quel qu’il soit, et si restreint soit-il, dans
tous ses frémissements, par le biais du recours à une forme d’expression.
Cézanne confie ainsi à Joachim Gasquet, en des paroles mêlées d’inquiétude et
de la douleur du sentiment d’échec : « Ma toile pèse, un poids
alourdit mes pinceaux. Tout tombe. Tout retombe sous l’horizon. De mon cerveau
sur ma toile, de ma toile vers la terre. Pesamment. Où est l’air, la légèreté
dense ? Le génie serait de dégager l’amitié de toutes ces choses en plein air,
dans la même montée, dans le même désir. Il y a une minute du monde qui passe.
La peindre dans sa réalité ! Et tout oublier pour cela. Devenir elle-même. Être
alors la plaque sensible. Donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant
tout ce qui a paru avant nous. » Si Pesquès parvient à donner « l’image »
de ce qu’il « voit », en oubliant « tout ce qui a paru
avant » lui, s’il parvient à peindre la « minute du monde qui
passe » dans sa « réalité », c’est suite à l’utilisation savante
et conjuguée de certains procédés. Quels sont ces procédés par quoi le langage
peut se délivrer de la représentativité pour devenir tout entier un voir
dont le lecteur peut s’imprégner, tout en conservant avec lui une certaine
distance ? Comment avec la langue « arpent[er] les terres de la
couleur » ? La couleur qui est douloureusement « là pour ne pas
être sais[ie] ». Comme l’écrit Jean-Claude Milner (dans L’Amour de la
langue), citation
que Florence Trocmé a très justement mise en liens avec Pesquès dans Le flotoir : « [d]ans la
langue, qu’il travaille, il arrive qu’un sujet [...] fraie une voie où s’écrit
un impossible à écrire. » Ainsi, quels sont les procédés par quoi un
impossible parvient à s’écrire ? La métaphore, bien évidemment. Mais aussi
la variation. Celle-ci découle d’une utilisation volontairement viciée,
instable, de la répétition. C’est ce qui se répète, mais avec d’infimes
changements, et, chez Pesquès, dans une conscience renouvelée du désastre. Ces
changements résultent d’un déséquilibre qui est le moteur même de toute l’œuvre.
Et si Pesquès utilise tant la répétition, c’est bien pour faire en sorte que le
langage ouvre sur le voir. «[C]’est lire ou regarder ». Toujours.
Mais grâce à la variation, qui découle, comme nous l’avons souligné, de la pure
répétition, le lecteur est en proie à une forme d’hypnose lui permettant de se
détacher de ses aprioris de lecteur qui fondent nécessairement sa lecture. L’orientent.
La pervertissent. Il s’agit bien ici d’hypnose dans le sens où, rappelle
Raymond Bellour dans Le corps du cinéma, hypnoses, émotions,
animalités, « [d]ans le processus classique de l’hypnose, les formules
répétitives et circulaires de l’hypnotiseur, invitant ses patients au sommeil,
assurent ce facteur rythmique qui contribue à soustraire ceux-ci à leur
environnement en les invitant à s’abandonner à lui ». Mais ce n’est pas suffisant.
Par l’utilisation conjuguée de la métaphore et de la variation, Pesquès ne
parvient pas tout à fait à faire en sorte que ce soit : « écr[ir]e
pour voir ». Pour qu’avec le langage ne disparaisse pas le jaune, par
exemple. Car « disparaît la couleur », « tout de suite interne
et intouchable », « quand c’est dit ». Pour que le lecteur
bascule véritablement dans une vision du motif, il faut un troisième
élément. Il faut l’instauration d’une forme d’illisibilité dans le poème,
Pesquès cherchant à « [e]mprunter une autre voix » : « l’imprévisible
du sens absent ». Ainsi, écrire devient parfois « écre »,
« j » est tout à la fois « jaune » et « Juliau »
etc. Pesquès « traque l’autonomie des mots, leur limite visuelle, l’appel
du hors-langue ». Dans le « huis clos » qu’est la langue, où ne
cessent de se nouer et se dénouer des tensions, conception barthésienne,
Pesquès s’attache à ce que la « liberté » prime sur le
« pouvoir », à ce que l’ « émancipation » triomphe de la
« servilité ». Et l’on est « entier pris dans la dessaisie / de
la constructive ». Ce faisant, l’auteur cherche inlassablement à
« explorer l’espace entre ce que les yeux voient, ce qu’ils lisent ».
La forme légère d’illisibilité, il la souffle sur la page, défaisant les
syntagmes. Écrire devient en ce sens « écrire […] pour que l’inconnu du
langage nous sourie ». Et cette brume d’illisibilité joue avec la présence
du blanc sur la page pour faire en sorte que le texte se déploie telle une
partition, imposant une beauté visuelle. Une beauté qui tient aussi au fait que
ce qui résiste sous nos yeux contient, on le devine, une sémantique en attente
d’être entièrement déployée. Lisant Pesquès, l’on est bien face à une partition
telle que décrite par Valery Afanassiev dans Notes de pianiste (citation
également réveillée par Florence Trocmé grâce au Flotoir) : « Je me suis mis à regarder les partitions
[...]. Je les regardais, je les écoutais. […] La musique entrait en moi pour
rester à l’intérieur, pour vivre dans mon corps […] ». Longtemps, le livre
refermé, la musique du motif que donne à entendre La face nord de Juliau
continue de résonner à l’intérieur. Elle résonne encore.
[Matthieu Gosztola]
Nicolas Pesquès, La face nord de
Juliau, huit, neuf, dix, André Dimanche Éditeur, 2011,
211 p., 19 euros.