Extrait du prière d’insérer de Sur les
fleuves de la forêt, traduction par Auxeméry du poète américain Nathaniel Tarn.
On peut lire en complément de la citation de Tarn donnée ci-dessous l’intégralité
du prière d’insérer, proposé en document PDF téléchargeable.
« […] La question majeure, qui ne cesse de m’obséder, et qui, sous une forme ou
une autre, taraude nombre de gens à mon avis, c’est, je pense, la question de
savoir à qui s’adresse la poésie : quelle est son audience ? Supposons qu’il
SOIT possible de dépasser le stade de l’inceste entre poètes seuls, et qu’il
existe de fait DES lecteurs, en dehors du cercle : QUI sont-ils ? Il est
une façon d’aborder le sujet qui consiste à dire que plus on fait fond sur les
préoccupations formelles concernant notre art (le “faire du neuf” de tel
maître), plus on a de chances de se situer hors d’atteinte d’un large public,
autre que celui que génère la cooptation dans le cercle des mécanismes
exégétiques de l’acanémie universitaire. Plus on se tourne vers les
préoccupations de contenu, et qu’on tente de hausser sa voix au niveau des
nécessités les plus criantes de la culture, des mythes les plus éclatants, plus
on se met à la merci des gens qui sont hors du cercle. Mais sont-ils là, dehors ?
[…] Les poètes-du-peuple-des-gens sont en fin de compte tout aussi dépendants
du pobiz, du Pouétic-Bizness — Éditeurs, Médias, Acanémie universitaire — que
les autres […] Le pobiz en général contraint les groupements de poètes à la
surproduction et amène à une compétition de plus en plus grande dans un domaine
qui ne peut prospérer que par coopération. Et la coopération, c’est bien ce
qu’il semble que ne puisse pas supporter notre irritable race […]
S’il doit y avoir une poésie “démocratique”, il faut que ce soit une poésie du
peuple des gens. Il se peut que cela nous soit un jour donné, par les Minorités
surtout, mais, pour d’évidentes raisons, nous n’en avons que peu en ce moment
[…] Le peuple des gens est composé d’une masse de consommateurs, qui devient
chaque jour de plus en plus consumérisée. Dire que l’on doit être non-élitiste
et accessible au tout-un-chacun de la moyenne dans cette société, c’est dire
que l’on doit être accessible à la consommation. Dire que l’on n’est pas
accessible, c’est, probablement, signer son propre arrêt de mort. Même le
régionalisme, même le localisme, sont soumis à cette réalité, car c’est une
identique couverture de consommation culturelle qui s’étend sur l’ensemble de
la nation.
Les impulsions originelles sont bonnes, sans aucun doute. Quand le petit canard
grandit sur les eaux canadiennes, il ne sait pas qu’il est né suite aux ordres
donnés par une association de chasseurs afin d’être abattu au Maryland ou dans
le Kentucky. Quand un canyon prend forme en Utah ou en Arizona, il ne le fait
pas dans l’attente de dépendre de l’administration des Parks et des Rangers.
Quand un(e) poète écrit tout d’abord, il ou elle n’écrit pas en fonction de
l’idée qu’un jour il ou elle sera l’objet d’une explication de texte dans les
universités, participera à des émissions de télé, et sera pieusement
enchâssé(e) sur les étagères de la Librairie du Congrès.
Chacune des choses les plus sacrées de notre société est soumise à
consumérisation et à recréationalisation. Et toute plainte, toute critique de
cette consumérisation est à son tour consumérisée. Mythe et religion
s’effritent sous l’assaut des gourous tout autant qu’ils partaient en miettes
du temps où régnaient les églises. Si la tradition des gourous n’attire pas
autant de gens cette année que l’année dernière, on vous invitera à partager,
toutes commodités fournies, le dharma d’un chaman Huichol, si l’envie vous en
prend, dans les déserts les plus prospères que le Mexique peut offrir. Les arts
sont consumérisés, en particulier les traditions populaires, qui sont à présent
introduites dans nos métropoles à cadence accélérée, de sorte qu’elles
disparaissent partout ou bien succombent sous les coups de la vulgarisation la
plus crasse. La nature est consumérisée : dans les parcs dits naturels, sur les
circuits touristiques, aux confins les plus éloignés de la planète. L’espèce
humaine elle-même est consumérisée : les circuits touristiques naturels se
mettent à devenir des circuits culturels également : allez donc voir ce qu’il
advient des chasseurs de têtes de Nouvelle-Guinée ou de l’échange des femmes
chez les Eskimos.
Art d’import. Art d’export. Art d’aéroport.
Et le poète lui aussi. Nous tous. Bip-bip : ici, espace culture. Bip-bip : et
là, poésie affichée sur le flanc des autobus. Bip-bip : ici encore, stage
d’écriture créative. Gros culs, consommez-vous vous-mêmes.
Que faire alors ? Fonder un Ordre du Silence ? »
[Extraits de « Lettre ouverte concernant
la proposition de création d’un Ordre du Silence : Production et consommation de
Poésie, et phénomène du Pouétic-Bizness à notre époque », 1979, in Views from
the Weaving Mountain, « Vues du Haut de la Montagne qui Tisse ».]