Récemment, j’ai eu l’occasion de revoir un film qui m’avait marqué dans ma jeunesse : le Kid de Cincinnati. Annoncé à l’époque sur la chaîne qui le diffusait avec une bande-annonce accrocheuse (je me souviens encore qu’elle répétait « the Cincinnati Kid » en une litanie sentencieuse et, définitivement, fascinante), il mettait en scène un comédien que nous adorions, mes frères et moi, pour son élégance nonchalante, forme de coolitude exacerbée dissimulant l’âme d’un fauve : Steve McQueen, tout en veste de cuir et sourire frondeur. Le métrage était entièrement élaboré autour de ce personnage de rebelle surdoué à qui tout était promis, héros évident pour tout adolescent, quand bien même son destin serait de se crasher – mais toujours, et immanquablement, avec classe et un sens profond de la tragédie.
Dans ce métrage, McQueen incarne Eric/le Kid, un as du poker (en fait, un jeune homme bourré de talent qu’il exprime dans toutes les formes de jeu où il fait montre d’une aisance outrageuse). Sa notoriété commence à dépasser le cadre de la Nouvelle-Orléans, où il a son cercle d’admirateurs : les enfants l’adulent, les femmes lui tombent dans les bras et certains se demandent comment thésauriser sur ses capacités hors normes. D’où l’idée d’un tournoi aux enjeux plus gros, face à un monstre sacré du poker (dans une variante aujourd’hui désuète, le 5-card stud), jusque lors intouchable. Bien entendu, l’accent est porté sur le climax final pour un tête à tête d’anthologie, après une lente montée en tension pendant laquelle le Kid s’est vu tiraillé entre des intérêts antagonistes (et deux femmes, en outre). Loin d’être un jeune écervelé imbu de sa supériorité, il traverse sa période de doutes au cours de laquelle il pourra compter sur des proches, comme Shooter (excellent Karl Malden), son mentor, qui ira jusqu’à se compromettre pendant la première partie du tournoi. Eric se sait capable de battre Lancey Howard, et jusqu’à ce moment crucial, la chance lui a toujours souri.
25 ans après mon premier visionnage, le film m’est apparu tout aussi réussi. Certes, l’aura presque surnaturelle qui entourait McQueen s’est quelque peu dissipée (hier encore, je regardais les 7 Mercenaires avec indulgence, nostalgie et un reste de tendresse), mais l’analyse des qualités techniques et de l’interprétation permettent encore de l’apprécier à sa juste valeur. Jewison a su reprendre avec brio une production entamée par Peckinpah en y distillant une atmosphère particulière dans l’ambiance singulière de la Nouvelle Orléans, parfaitement mises en valeur par le score de Schiffrin et une chanson de Ray Charles. Avec ses dialogues acerbes et ses situations paroxystiques, on a tendance à se remémorer l’Homme au bras d’or, un Preminger impressionnant dans lequel Sinatra interprétait ce qui pourrait être la face obscure d’Eric Stoner, un musicien hyper-doué qui sombre dans la drogue. Les deux films ont en outre en commun le poker, puisque Sinatra devenait donneur de cartes dans l’attente de jours meilleurs. Le Kid de Cincinnati est d’ailleurs passé à la postérité pour avoir engendré une vague assez conséquente d’amateurs du poker dans les années 70 – les finales du World Series of Poker allant jusqu’à pratiquer le 5-card stud pendant 4 ans.
Assez curieux de constater l’impact du cinéma dans le monde du divertissement ludique, tout en gardant à l’esprit les sommes phénoménales mises en jeu dans les grands tournois. Si le Kid de Cincinnati a fini par disparaître doucement du paysage cinématographique, ne demeurant bien présent que dans l’esprit de ceux qui avaient été durablement marqués, la pratique de son mode de poker s’est également délitée, remplacée progressivement par le Texas Hold’em qui a connu un regain incroyable d’intérêt grâce à Casino Royale : avec les montagnes d’argent en jeu (10 millions d’euros la cave), son suspense à tiroirs, sa place prépondérante dans un film d’action/espionnage et le showdown final ahurissant, ce James Bond a magnétisé des millions de nouveaux amateurs de poker dans une version plus ouverte laissant davantage de possibilités aux débutants. L’accent porté sur la psychologie des joueurs, présentés comme autant de duellistes implacables, est un des invariants de ces films axés sur des confrontations au jeu (on pourrait citer l’Arnaque ou Maverick) qui, tout en reconnaissant l’importance non négligeable de la chance dans la réussite d’une partie, mettent en exergue les capacités de déduction, le self-control mais aussi le sens du spectacle de ces héros des tables. Encore faut-il bâtir un scénario digne de ce nom autour du point d’orgue nécessaire que peut constituer une partie de poker endiablée.
Avec son finale sans concession, très mûr (vous ai-je dit que je détestais le mot « mature », néologisme pratique et maladroit ?) et ses acteurs au charisme implacable (Robinson est peut-être l’un des plus grands interprètes de « méchants » du cinéma hollywoodien, mais il sait être profondément touchant comme dans Soleil vert), le Kid de Cincinnati a encore sa place dans les vidéothèques des amoureux du VIIe Art.
Ma note (sur 5) :
3,8
Titre original
The Cincinnati Kid
Mise en scène
Norman Jewison
Genre
Poker Drame
Production
Filmways Solar, distribué par MGM
Date de sortie France
Février 1966
Scénario
Terry Southern & Ring Lardner Jr d’après le roman de Richard Jessup
Distribution
Steve McQueen, Edward G. Robinson, Ann-Margret, Rip Torn & Karl Malden
Durée
102 min
Musique
Lalo Schiffrin
Support
35 mm
Image
1.66 :1
Son
VF mono
Synopsis : Eric Stoner, surnommé le Kid de Cincinnati, est un as du poker à La Nouvelle-Orléans. Shooter, son manager, contacte un organisateur de tournoi, Slade, pour mettre sur pied une rencontre au sommet entre le Kid et le vieux Lancey Howard, un maître incontesté et reconnu du poker…