Qui se soucie de poésie en ce 21° siècle ? Ou du moins sait-on ce que c’est que poétiser ? Je ne parle pas de ces kitchs moments de poésie, printemps des poètes ou autres animations ponctuelles autour du Livre. Je me suis pour ma part toujours méfié de ces « journées de la femme », « fête des mères », « fête des pères, des grands-mères », « Saint Valentin », « journée de la courtoisie », « printemps des poètes »... mais je m’applique au jour le jour à aimer les femmes, à être un bon fils, un citoyen courtois ou un esprit curieux de poésie...
L’un des intérêts du dernier ouvrage de Francis Lepioufle, c’est précisément d’offrir au lecteur l’occasion d’une réflexion sur la nature de la poésie et de cheminer en même temps, de texte en texte, au fil d’un recueil astucieusement nommé « C'est-à-dire » (Editions de la Roche de Muzon), dans cette « matière poétique »... sur fond de violence, immigration, assassinat, laïcité, altérité, faits divers, scènes de plage, de cuisine, de jardin, de pluie, de mer...
« C'est-à-dire », c’est de la poésie. C’est à lire et c’est aussi à savourer comme on savoure un instant. Les poètes l’ont toujours affirmé, l’acte de poésie consiste d’abord à allumer le monde, à l’éclairer autrement, à le déballer, à faire voir différemment les choses afin de leur donner le lustre et le luxe de l’instant : c’est ce à quoi tend, entre autres, le poème : « Il est si volatile », dédié au « Merveilleux instant ». Dans ce siège imprévu de la Beauté que leur ménagent les poètes, il arrive même que les objets prennent la parole. Francis Lepioufle se souvient surement par exemple de l’une des chansons de Georges Brassens quand il fait entendre un « Dialogue de parapluies ». Bruine, grêle ou averse, qu’importe ! Il faut « Enfin, à l’épuisette, goûter les plaisirs du monde »
Et tout n’est pas seulement flaque ou perle d’eau dans la poésie. On le sait depuis François Villon. La poésie fréquente tous les lieux, c’est une grande bringue qui trimballe sa carcasse, qui fourre son nez partout, qui donne des coups de pied dans la mare (ou « les fleuves impassibles » !) et qui jette son mot quand elle en a envie. Au bras de Francis Lepioufle, la grande bringue n’a pas de réactions effarouchées ! Au contraire, elle réagit à chaque angle du sentier, devise, harangue, arrange, ébouriffe, cherche la conciliation, trouve le bon mot, « s’essaie et sait à dire »... Parfois, comme ces cohortes proustiennes de jeunes filles en fleurs, elle ne vient pas seule :
« Dis, belle jeune fille sage, qui es-tu ?
Je suis Laïcité,
Et bien dans la cité ! »
Elle a plus d’un tour dans son sac et joue avec les mots, comme dans le poème : « Les mots dits en bateau », mots capables de livrer, dès les premières heures du jour, leurs malles de sens : « Le matin n’attend pas son voyageur » pour rejoindre sur les plages « les vagues immigrées »... Aux côtés de cette poésie, le lecteur finit toujours par basculer sur la crête des mots, se laisser aller et surfer sur les sens et des sons.
Rien n’est laissé au hasard sur le rivage de la Langue. La moindre langue de terre va à la mer, à la « mer dorée » aux teintes « mordorées ». La mer dans « C'est-à-dire » n’est pas seulement un décor, un tableau, un fond sonore. C’est une immense métaphore et toute la poésie se résout peut-être dans cette infinie ambiguïté... Comme l’indique le poème intitulé « Le bon jus », « mauvaise cuisine et bonne casserole », tout se mêle en même temps en ce bas-monde, le violent et le bon, le dur et le dur et le doux, le pire et le meilleur. Et parfois le meilleur fournit le masque pour le pire. Aux aguets de toutes voiles sur la mer, le poète est ce pirate qui hisse les pavillons et qui démasque les impostures...
Tout embarquement en poésie suppose une complicité, une association de malfaiteur. Saint John Perse disait du poète qu’il était « le contrebandier de la langue », celui qui fournit « la marchandise »... Ou la clé du trésor. A même le vaisseau ou dans le sable des iles ignorées, à l’aide de combinaisons inattendues de sons et de lettres, le lecteur ébloui ouvre le coffre-fort des mots. Francis Lepioufle évoque, au sujet de la langue, une créature qu’il nomme : « l’Adéenne »... Comme il l’écrit dans le poème « Invitation » :
« Regarde les choses, imagine-les sans relation
Puis donne-leur une articulation,
Le monde se met en animation »
ADN ou pas, tout acte de poésie machine une naissance, un « vol de feu », une alchimie, une explosion... Participe à « l’appel au mur des sons », libère un nouveau Pégase, depuis l’Antiquité toujours dans le vent puisqu’il sème parmi les avions supersoniques... L’auteur des « Chevaux de la mémoire » sait très bien que tout poète lancé dans l’écriture conduit une sorte d’attelage, parfois de coursiers, parfois de percherons : inspiration, transpiration...
« Avant, il travaillait en essayant d’exister,
Maintenant il existe en essayant de travailler
La rime ».
Pour quelle récolte ? Francis Lepioufle témoigne : gaîté, « gai savoir », oubli du Temps (le fameux « Ennemi » qui, depuis Baudelaire, « mange la vie »)... Sa poésie intitulée « la ride » montre qu’elle peut effacer la blessure profonde inscrite dans le corps ou dans le cœur... « Trouver, dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait « sa » vigueur ». Face au douloureux pari baudelairien, il choisit la voie de l’humour... Par exemple, quand, deux ou trois poèmes après, il parle de femme ou de bière, on ne sait pas si elle est brune ou blonde... de toute façon, il assure que ce n’est pas un « d’houblon » ! Quand elle se lâche, brune ou blonde, la poésie est une pétroleuse qui enflamme son lecteur ou son auteur et donne envie de rajouter un acte au processus de « Quand je serai grand ». C’est un poème à la page 40, lisez-le !