bartok eotvos ligeti concertos kopatchinskaja frankfurt naive appoggiature

Attention, choc de l'année:  gare à l'addiction , cet enregistrement est un challenge redoutable, au regard des musiques choisies, complexes, voire rébarbatives... en apparence seulement . l'outrance (Ligeti), la démesure(Eötvös)la mélancolie suave et ensorcelante (Bartok).
Tel est le savoureux cocktail explosif réuni ici, dangereux, enivrant à l'instar du mezcal ou de la tequila qu' ingurgite le consul Firmin, personnage central du chef d'oeuvre emblématique de Malcom Lowry " au dessous du Volcan. Les commentaires laudateurs ne manquent pas: "un chef d'oeuvre tel qu'il n'existe qu'un par siècle", un monument énigmatique aux facettes inépuisables. ici on est clairement en présence non pas d'un, mais de trois monuments implacables.
L 'auditeur est happé dans une dimension parallèle, perpétuellement au bord du gouffre,  du séisme, du cataclysme. Pire en équilibre instable sur des cimes escarpées , au risque de dégringoler dans une spirale sans fond. Rarement alchimie entre une interprète , la charismatique Patricia Kopatchinskaja ,  un chef, miraculeux de justesse , Eötvös  lui même se sera imposé avec une telle évidence . Rarement maitrise technique, jeu virtuose,  sens inné de la poésie, de l'" hungarité" triomphante n'aura été aussi éclatante.Par delà l'indéniable performance artistique, le résultat est bluffant. Sans prétention, ni afféterie, un disque de vraie splendeur porté par une foi et un investissement authentiques.

Béla Bartók (1881-1945)

Trois musiciens hongrois, borderlines, marginaux, franc tireurs,à la sensibilité extrême, frondeurs . On ne présente plus Bela Bartok, l'un des phares du Siècle dernier , son second concerto pour violon quasi symphonique s'avère encore plus abouti que le premier : davantage tripal, passionné, un lyrisme convulsif, aux harmonies pluvieuses, névrotique à la noirceur terrifiante : d'où l' impression étrange de déambuler dans un maquis inextricable d'arabesques retorses (le premier mouvement).Vision de déserts glacés, d'espaces infinis , de sombres forêts, de sauvages paysages transylvaniens enneigés, nimbés d'une lumière hivernale quasi irréelle . Il s'agit d'une page aussi fondamentale et visionnaire -  préfigurant parfaitement les deux musiciens suivants;  aussi prégnants que les pages de Berg ou de Szymanowski, voire Schnittke (Ecouter le premier mouvement ou l'instrument gémit, mugit, rugit ).
Peter Eötvös, est connu en France pour ses magistrales adaptations de Tchekhov, Genet, Trois soeurs , le Balcon) ou encore le bouleversant Angels in America, chronique lyrique sur le sida, peut être son opus opératique le plus abouti.  Quant à Seven , il s'agit d'une une fresque étincelante où règne une brillante et planante spatialisation du son. Cette oeuvre d'une rare luxuriance est créée en 2007 par Pierre Boulez , son titre s'explique par la disposition originale de l'orchestre en sept groupes d'instruments. Trépidante partition proche de l'univers de Kurtag, âpre, rugueux, incandescent, halluciné.

Peter Eötvös (né en 1944), © Jean-François Leclercq

Le meilleur reste pour la fin : l'apothéose en quelque sorte : météorite isolé, diamant noir, mystérieux mégalithe , l'oeuvre de Ligeti au lyrisme inter sidéral (1923 - 2006) est une géniale provocation, proche de l'éthylisme !! Et la soliste d'origine moldave de s'engouffrer avec délice dans les méandres labyrinthiques de cet anti concerto fantasmagorique à l'humour déflagrateur.  Dérangeante mosaïque destructurée, cette facétieuse"plaisanterie" musicale magistralement chorégraphiée se révèle une irrésistible sarabande, exubérante, extraordinairement déjantée; cette rhapsodie burlesque claque comme une bacchanale, envoûtante, un sabbat maudit, une farce baroque.

György Ligeti (1923-2006)

Il ose tout Ligeti,  un vrai cinglé! renouvelant radicalement un genre musical, défiant tous les académismes, toutes les esthétiques: un bras d'honneur à toutes les convenances . Il déploie toutes les ressources "expressionnistes"  du violon , celui ci grince, claudique, titube, ricane : l'instrumentation plutôt insolite fait la part belle à l'alto, aux percussions , à la flute lotus. En outre  la présence iconoclaste d'un ocarina- dont le son est proche d'un pipeau geignard, ridicule un brin grotesque, ajoute à l'irrévérence ambiant.e A la toute fin du concerto, l'apparition de la voix déroule les bribes d' une étrange mélopée que l'on pourrait croire tout droit sorti ....d'un motet de Henrich Schutz!
Quel pied de nez, baigné dans un onirisme spectral , fantomatique, Virages imprévisibles,  folles cavalcades déchaînes, embardées bizzaroides , dédales de ramifications.  Ligeti est un peu à la musique ce qu'est Tim Burton au cinéma. L'extravagant Roumano-Hongrois invente un univers sonore sui generis, annonciateur des futures harmonies aériennes et scintillantes du finnois Kalevi Aho - dont on citera par exemple  la coruscante septième symphonie, modèle de vision féérique). De l'Héroic Fantasy mâtiné de Jérôme Bosch appliqué à la musique. Ce n'est pas d'ailleurs pas un hasard si l'immense cinéaste Kubrick a retenu ce trublion protéiforme  (lux alterna ) pour transfigurer le mythique 2001 Odyssée de l'Espace.
Frappadingue, poétique, un album réjouissant qui capte l'imaginaire des mélomanes curieux ceux à la recherche d'une malle aux trésors."C'est le conflit des émotions qui convient le mieux à ma manière d'écrire" confiait un jour Eötvôs"; l'esprit du CD synthétise cette belle pensée. Déjà légendaire.