Pierre Bayard envoie son avatar dans le passé pour répondre à la question : à 20 ans pendant la guerre, aurais-je été résistant ou bourreau ?
Mais au delà de l’exercice de « fiction théorique », en quoi consiste réellement le livre de Pierre Bayard ?
À mon sens, il s’agit de s’inscrire dans le mythe. Je m’explique :
1) Pierre Bayard redécouvre la force des mythes
Un mythe est une sorte de roman, se déroulant en un temps révolu, le moment de la création, mettant en ordre un problème, une question que rencontre la société actuelle et légitime par les origines la façon d’y répondre. En ce sens, comme l’avait remarqué Lévi-Strauss en son temps, la Résistance est un mythe. Non pas qu’elle n’ait pas eu lieu, bien sûr, mais du fait que, tout en relatant la geste de héros, valeureux ou condamnables, elle rend compte de la société actuelle et distribue le bien et le mal, l’acceptable et l’inacceptable. C’est en justifiant leurs décisions, en classant leurs comportements, que la Résistance est le mythe des Français d’aujourd’hui.
Levi-Strauss écrivait en 1958 :
« Un mythe se rapporte toujours à des événements passés… Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. » Lévi Strauss, L’Anthropologie structurale.
Ainsi, lorsque Pierre Bayard se propulse dans le passé, il ne fait rien d’autre que de se penser « français », c’est-à-dire de ce peuple, né après la seconde guerre mondiale, qui constitue les actes des « héros » de la guerre en mythes, au sens de Lévi-Strauss, ordonnant leur comportement d’aujourd’hui.
En cela, Le livre de Bayard, même s’il ne correspond plus tout à fait au titre, doit aussi être lu comme une interrogation sur l’identité d’un français d’aujourd’hui.
Jusqu’à la question elle-même : « aurais-je été résistant ou bourreau ? »… c’est la question d’une certaine catégorie de Français. Pas des Français juifs, par exemple pour lesquels la question est plutôt : « combien de temps aurais-je tenu durant un interrogatoire de la Gestapo ? »
La lecture que j’en propose ici n’épuise certainement pas ce livre, intéressant, intrigant, paradoxal, comme tous les autres livres de Bayard que j’ai lus[1]… Son principe, une sorte de fiction littéraire qui permet d’entrer dans une question en la questionnant, précisément et non pas en y répondant, est dynamique, personnel, et souvent efficace.
Il n’en reste pas moins que cette interrogation se révèle passionnante à la lecture — et pourquoi passionnante ? Précisément parce que le lecteur participe du même mythe : la Résistance, la Shoah, et la redistribution à partir de ces deux moments initiaux du bien et du mal pour la société qui s’annonce. Son insistance sur la question de la bifurcation, ce moment intense, indécidable où l’on se retrouve devant le choix et que l’on décide d’adopter tel ou tel comportement (Résistant ou Bourreau ?), n’est rien d’autre que ce moment initial.
2) Mouvements de l’âme
Le second intérêt de ce livre, qui va tout de même piocher des connaissances ailleurs, notamment dans certaines données de la psychologie sociale est de considérer les hommes en leur devenir, de se préoccuper de leur mouvement et même du moment où ils se mettent en mouvement. Car ils changent, se font embarquer par d’autres gens, par des événements, se font initier à des pratiques qu’ils n’avaient pas prévues. C’est ce qui intéresse Pierre Bayard et qui nous passionne à la lecture. Le cas paradigmatique qui ouvre le bouquin, Lacombe Lucien imaginé par Louis Malle et Patrick Modiano, qui, sans sa panne de vélo, aurait choisi la Résistance plutôt que la collaboration, nous montre bien que l’intérêt doit se porter sur les processus de transformation. Car une fois embarqué dans une transformation en Milicien, il le devient réellement, alors qu’il avait bien failli devenir résistant. C’est pourquoi les expériences de psychologie sociale, malgré leur côté spectaculaire, viennent en quelque sorte aplatir le discours, donnant surtout une image statique des personnes.
3) L’expérience de Stanley Milgram, mettant en situation des sujets dont on veut mesurer jusqu’où où ils iront dans la souffrance infligée à un tiers inconnu est contestable aussi par un autre aspect : elle part du postulat de l’ignorance. L’expérimentateur ment au sujet sur le contenu réel de l’expérience ; il lui ment sur la qualité des autres protagonistes, utilisant des complices et des acteurs. L’ensemble est plus qu’un artefact, la mise en scène de l’exigence de bêtise. Ne peut participer à ce type d’expérience un psychologue de l’équipe, par exemple, au courant des prémisses, ou un lettré, au courant des habitudes des psychologues sociaux d’organiser des mises en scène factices. Elle doit être considérée pour ce qu’elle est : un jeu et rien qu’un jeu…
Pierre Bayard
4) Au delà d’une multitude d’aspects intéressants, il est une question que ne peut éviter le lecteur. On imagine le jeune Bayard au moment d’entrer en hypokhâgne, interrogeant son père, ou plutôt n’osant pas interroger son père : « Papa, pourquoi n’as-tu pas été résistant ? » Et la critique immédiate, de l’intérieur du jeune Bayard, qui lui revient en boomerang : « Et toi, si tu avais été dans la même situation, l’aurais-tu été ? » D’autant qu’à regarder aujourd’hui les données objectives, l’ont surtout été ceux qui étaient acculés, à qui il ne restait plus d’autre choix, les Juifs, avant tout, les étrangers (les ouvriers de la MOI), les communistes…
Bien sûr il y a les exceptions auxquels Bayard consacre une grande partie du livre, les Cordier, Romain Gary (qui était juif, tout de même), les Sousa Mendes… Mais là, on entre à nouveau dans ce que j’appelais « le mythe »…
[1] Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, ou Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? …
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