Depuis qu’internet est devenu un sujet d’actualité permanent, notamment avec l’avènement des réseaux sociaux, plusieurs de ses pratiques coutumières sont passées au tamis du grand public et nécessairement épurés de bons nombre d’aspects, trop compliqués à comprendre pour le clampin moyen. Quand on traîne dans les méandres de la toile depuis des années, il est bien difficile de voir tous ces raccourcis diffamatoires totalement assumés être ressassés à longueur de journée et défendus avec la conviction quasi-religieuse du sot qui patauge gaiement dans l’étang d’eau croupie qui représente son savoir du sujet. Facebook est méchant et veut nous arracher nos données privées, Google est gentil et améliore notre quotidien gratuitement, les Anonymous combattent pour notre liberté et 4chan est un repère de pervers et de sociopathes. A l’usure la pilule finit par passer.
Il reste une pratique dont j’ai beaucoup de mal à accepter l’éloignement de sa signification originelle, pratique qui fut en des temps pas si lointain un des aspects les plus intéressant des communautés d’internet et que l’on réduit aujourd’hui à un produit des plus bas instincts de l’humanité : le troll.
Qu’est-ce qu’un troll, donc? Demandez à n’importe qui au hasard et il vous répondra en substance que c’est une personne qui, incapable de défendre son opinion, va de digression en digression dans le but de perdre volontairement son interlocuteur par le manque de cohérence criant de son argumentation jusqu’à ce que ce dernier abandonne la discussion, par colère, par épuisement ou par incapacité à reconnaître et à démasquer la vacuité de la démarche de ce “troll”. L’utilisation de ce terme a été à la fête pendant la campagne électorale de 2012, notamment sur Twitter où les partisans de tous bords politiques s’accusaient mutuellement de “troller” lorsqu’ils subissaient une salve abondante d’arguments difficile à éponger. Soyons clairs tout de suite : la politique, comme la religion, est un domaine irrationnel et incohérent en pratique donc par conséquent non-trollable, d’aucune manière. Les goûts et les couleurs s’opposent, se combattent mais ne se trollent pas, n’étant pas soumis à la logique (petit rappel d’évidence rébarbatif mais nécessaire).
Troller, ce n’est pas perpétuer un débat avec force contradictions et provocations en tous genres. Le troll véritable ne défend pas une opinion pour elle-même ou pour un intérêt de quelconque nature, il le fait pour pousser son interlocuteur à aller au fond de sa logique, pour éprouver et endurcir cette dernière. Pour moi, rien ne se rapproche plus de la démarche du troll véritable que le mouvement sophiste du Vème siècle avant notre ère. Je parle bien évidemment ici de ceux que je qualifierais de ”trolls véritables”, qui se regroupent dans certains lieux biens connus des internets et qui sont essentiels à son existence, à sa diversité et à son indépendance d’opinion, particulièrement en cette période où des gens de tous bords (autant les politiques que les anonymousse ou tout autre groupe agissant pour des intérêts mal définis).
Comme le sophiste, le troll va attaquer en priorité sur la forme sur problème présenté, sur la cohérence des arguments énoncés et leur positionnement dans une argumentation claire et maîtrisée. Remarquez que lorsque que vous débattez avec quelqu’un sur internet, plus vous détruisez son argumentation dans ses fondements (trop souvent inexistants) et plus vite vous récolterez colère, insultes, catégorisation ayant pour but de vous diaboliser (donc de décrédibiliser) et parfois même on ira jusqu’à déformer vos propos et diffamer à tout va. C’est la preuve que vous avez mené à bien votre entreprise, même si de l’autre côté ce ne sera jamais reconnu comme tel.
Remarquez que de nos jours, 2500 ans après les affrontement entre Socrate/Platon et la bande à Protagoras, les premiers cités ont tellement bien mené leur entreprise de diffamation que le terme sophiste a gardé la connotation péjorative qu’ils leur ont attribué. Tout ceci au nom de la recherche de la vérité, contre des sophistes qui ne voudraient que “l’efficacité persuasive” au mépris de l’éthique ou de la justice. Cette recherche de la vérité, de la justice ou de tout autre concept en relation avec ce qui est considéré comme les plus hauts instincts de l’homme mise en opposition avec une efficacité persuasive qui ne seraît que le bel habit d’une entité vide et inutile, voilà un des plus grands combats de notre époque. La forme, lorsqu’elle est soignée et appropriée au fond qu’elle enveloppe renforcera son assise et lui assurera une compréhension maximale pour qui sait entendre et même pour celui qui pense ne pas le savoir. Dans ses manifestations les plus élevées, l’efficacité persuasive reprend des caractéristiques des arts les plus raffinés et de ce fait ne laissera jamais indifférent celui dont les sens ne sont pas gênés dans leur capacités de discernement.
Si on refuse de discipliner sa rhétorique, d’affiner son argumentaire, si on refuse d’accepter la subjectivité propre à chaque individu comme preuve la plus fiable de son objectivité, si l’on continue d’idolâtrer des concepts vaporeux dénués de sens pratique; si une de ces assertions trouve un écho en vous, qu’on ne vous entende jamais vous plaindre ni de la lassitude provoquée par cet éternel recommencement des choses qui exaspère de plus en plus ni de la puanteur du marais dans lequel croupissent tous ces concepts fumeux. Tant que vos poumons se rempliront des exhalations putrides de ce dernier, tout ce qui sortira de vos bouches sera à traiter avec dégoût, distance et compassion condescendante, par le pouvoir d’une efficacité persuasive et démonstrative au service d’intérêts au pinacle du sordide et de l’immoral , des intérêts que l’inversion profonde des valeurs que nous vivons aura fini par placer comme dernier pont vers son salut égoïste, comme dernière porte vers une transcendance véritable, qui traverse les âges dans les coeurs des hommes et non pas sous des machines d’impression. En valeur absolue, haine viscérale et amour passionné ne sont que le reflet l’un de l’autre.
Au final, on pourrait presque se demander qui “trolle” véritablement l’autre. A cette question, point de réponse stricte. Arêter une opinion ferme sur le libre arbitre serait nier tout intérêt quelconque à tous les siècles de philosophie derrière nous.