Auteur: Guillaume de Fonclare Titre Original: Dans tes pas Date de Parution : 30 janvier 2013 Éditeur : Stock Nombre de pages : 96 Prix :
Quatrième de couverture :Un matin, mon meilleur ami s’est donné la mort, sans s’expliquer ni s’être lamenté. Il a déposé ses deux filles devant l’école, il a rejoint l’immeuble du bureau où il travaillait, il a garé sa voiture, il est entré dans le hall, il a pris l’ascenseur jusqu’au cinquième, l’étage en travaux où il n’y avait personne, il a déposé sa veste sur le dossier d’une chaise, il a poussé une table sous une fenêtre qu’il a ouverte, il est monté sur la table et il a sauté, sans un cri. Et comme c’était un garçon solide, il n’est pas mort tout de suite, il nous a laissé croire quelques heures qu’il allait se remettre, et qu’il pourrait nous expliquer ce que nous avions raté. Mais non, il est mort et nous ne saurons pas d’où lui venait cette grande résolution à fuir. Moi, cela fait dix ans que je n’en finis plus de me déliter dans un corps rongé par une maladie dont on ne sait rien, ou si peu. Je perds la marche comme j’ai perdu tant d’autres choses : la finesse de préhension et la précision du geste, la possibilité de courir, la capacité à me mouvoir librement et sans contrainte. Pourquoi Serge a-t-il choisi de mourir ? Pourquoi ai-je choisi de vivre coûte que coûte ? » Sans y prendre garde, je m'étais arrêté; j'ai cessé d'agir, j'ai cessé d'avancer. J'en ai pris conscience lorsque j'ai voulu, autant par bravade que par volonté de me rassurer, parcourir à pied les cent mètres qui séparent notre maison du carrefour d'en haut. J'y suis parti seul, sur un rythme lent, en cadençant mes pas pour marcher droit. La chaussée inégale et les défauts de la route, la chaleur et mon souffle court; au carrefour, c'est avec soulagement que je me suis assis sur le banc de pierre jaune, à l'ombre consolante d'un grand arbre. J'ai pris un air dégagé et faussement serein pour tenter de cacher combien ces cinq minutes de marche m'avaient éreinté.
C'est alors que j'ai saisi le grand vide de ma vie, lorsque j'ai réalisé que la seule personne à qui je souhaitais donner le change, c'était moi-même; à trop vouloir vivre intensément, à vouloir n'être que dans l'instant qui passe, j'ai perdu l'essentiel, cette force d'action qui, malgré les épreuves et les difficultés, m'avait donné jusqu'alors l'énergie de tenir debout. Je me suis épuisé à donner le change, en perdant de vue qu'il me faut vivre pour moi-même avant toute chose, si je tiens à vivre avec les autres. Le ciel s'est obscurci et un vent froid a balayé la petite place. Je me suis levé et, les yeux rivés sur la route, j'ai fait le chemin retour. La journée a passé et je n'ai rien montré de mon trouble.
Le lendemain matin, j'ai refait le chemin en voiture, pris à gauche au carrefour, remonté la rue d'Hancourt et roulé jusqu'au raidillon qui mène à la sortie du village et la route de Bernes. Je me suis garé dans un chemin creux, et j'ai gravi l'allée bordée de tilleuls qui mène à Notre-Dame-des-Vignes, petite chapelle de pierres de taille blanche et de briques qui surplombe la route, juchée sur une humble éminence. Trois ou quatre mètres de large pour sept ou huit de long, elle ne paye pas de mine, mais ne manque pas d'élégance avec son oeil-de-boeuf au fronton de l'entrée, et sa robe claire constellée de graffitis : L. H., 1851 ; Charles Chombier, 1885; Caporal Émile Adam, 1915 ; J + E = A.E., 1998... Mais Notre-Dame-des-Vignes est l'écrin d'un bien plus grand trésor : dans une niche de l'abside minuscule trône une Vierge à l'Enfant de bois peint et d'une facture malhabile ; l'Enfant Jésus est étrangement posé sur les bras de sa mère à qui il tourne le dos, et on le dirait suspendu dans les airs devant elle.