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Bilan de conférence spectacle : l’art de l’acteur (Intégral)

Publié le 28 janvier 2013 par Sheumas

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Au théâtre, le spectateur se demande toujours ce qu’il y a derrière le rideau. Que se passe-t-il au juste "en coulisses" ? Et surtout, qui sont-ils, ces comédiens qui nous pilotent dans leur monde et à bord de leur « bateau » ? Comment travaillent-ils leurs personnages ? A quelles techniques ont-ils recours pour les incarner ? A quels dangers s’exposent-ils ? Quand le métier les envoie « sur le ring » ou « dans les cordes », ne disposent-ils que de ces misérables pattes de lapin et de ces vigoureux « merdes » lancés au hasard par les amis, comme des projectiles ?... Autant de questions parmi d'autres qui interrogent le spectateur avant le début de la « conférence sur l’art de l’acteur » proposée par Dominique et Claude.

Il est huit heures en ce matin lugubre de tempête. Il fait encore nuit et le vent souffle sur le parking. La roulotte est garée... Ils ont enfilé les costumes et ils ont traversé les couloirs de l’établissement « presque incognito ». Quelques rares « passants » effarés rôdent déjà devant les salles de cours... Dans un lycée, les coulisses sont étendues et ouvertes au grand public, curieux du spectacle hallucinant et gratuit.

Lui, Dominique Bernard, très délicat sur ses chaussures plates, tricotant des jambes pour accentuer la féminité, collants couleur chair montant sur des cuisses non rasées, petit turban rouge dans les cheveux, rouge à lèvres saignant, vernis aux ongles, lourd collier de rubis, boucles d’oreilles et pudique veste trois quart. Elle, Claude Jean, très académique derrière ses lunettes rondes, les cheveux blonds, presque blancs, bien plaqués, le costume serré, les chaussures plates et bien cirées, le visage de marbre qui ne sourit jamais (ne rien montrer de la féminité enfouie...) Derrière l’allure universitaire et la paire de bésicles du conférencier besogneux, on note le regard farouche, décidément pas franc, d’un petit Panurge occupé à semer le trouble dans les jardins de la Sorbonne.

Trois tortues trottaient sur trois toits étroits... Un chasseur sachant chasser doit savoir chasser sans son chien... Le ton est donné. Ces deux motifs sonores vont scander chacun des chapitres qu’ont décidé de parcourir les deux « émules du CNRCA » dont le sexe, comme les intentions, reste à déterminer. Ils avancent dans leur carré de jeu avec la précision de métronomes. Ils ont fait de la place dans la salle de classe, poussé les tables et poussé les bureaux. Ils sont assis sagement, jambes croisées pour la dame, négligemment écartés pour Panurge. Imperturbables, remontés comme des pendules, ils plongent le regard dans les regards inquiets ou amusés de spectateurs qu’ils mijotent de défriser. Plus on est de complices et plus on rit.

L’explication peut commencer. D’abord, le salut. Le moment crucial du salut. Prétexte à pantomime qui offre au comédien un bref moment d’abandon total que le conférencier nomme « brisé fondu ». « Courbure du dos », « nuque à 37° ». La silhouette est voutée, fondue, le regard se coule sur les chaussures qu’il faut, précisent-ils, bien cirer, pour garder l’air satisfait. Aérodynamique, comme un plongeur avant le saut de l’ange, Dominique redresse les fesses, tend l’équerre de son visage, les boucles en formation, s’abandonne enfin au potentiel tonnerre d’applaudissements, là-bas, sur l’autre rive.

Puis, la concentration. Autre moment unique. Surtout éviter les pièges du charlatanisme ! Pratiquer la seule méthode qui marche : « la concentration par l’oubli de soi »... Celle-là passe par le regard intrépide, direct, sur le partenaire, jusqu’à le déshabiller, lui faire enfiler cet habit de lumière et de leurre, issu de sa propre composition : Dominique porte donc un turban rouge, mais Claude lui fait savoir que ce turban est vert, et Dominique « commence à s’oublier », et Dominique accepte même la proposition et prétend à son tour que son turban est vert, et que ses jambes sont « bien épilées ». Irrésistible aplomb du comédien... Aux yeux du spectateur, c’est comme si c’était vrai. Ils font semblant qu’il est vert et c’est encore plus vrai que vrai. Dominique avertit Claude : « Claude, tu as la braguette ouverte ». Trois fois. Et Claude avoue qu’il a la braguette ouverte... Déjà sur la scène, son regard effaré le laisse entendre. Au vu de cet air fauve de flagrant délit, de cet égarement qui n’a pour caution que la parole de l’autre, la braguette est évidemment ouverte ! Il faut décidément le reconnaitre, la scène exerce une véritable tyrannie sur les esprits. Loin des miroirs, loin des vitrines et de ceux qui ne sont pas avec lui sur la scène, l’acteur se met à vivre une autre vie. Dominique et Claude ont ensemble fait le voyage : pour être acteur et pour monter sur scène, il faut être monté dans le même autobus !

Qu’en est-il des croyances et des superstitions sur la scène ? Le saviez-vous, il existe des tas de mots tabous au théâtre... Des mots qu’on redoute et qu’on ne prononce pas !... De la dignité voyons, chère Dominique ! Ne portez jamais de vêtement vert sur la scène, vous en tomberiez malade comme Molière, vêtu couleur chou de Bruxelles le jour de la dernière du « Malade ». Merde, le texte se digère mal ! Dites « merde ! » aux acteurs, et, pour évaluer le succès du spectacle, comptez donc le nombre des chevaux arrêtés devant le théâtre. Le crottin est le signe du succès : merde et trois fois merde ! La scène est un bateau, ouvert à tous les équipages, pourvu qu’ils ne parlent pas de corde, mais de guinde ou de boute... La corde, c’est bon pour les marins condamnés à la pendaison !

Habiter le personnage... Changer de peau et plonger dans cette combinaison kakie que déploie Dominique. La méthode du crapaud... Croa-croa... Habiter l’épaisseur du vêtement kaki, jouer d’abord le crapaud hideux et maladroit puis, sous le coup de baguette magique de l’art, émerger en acteur, dire les mots légers du grand répertoire et piloter, en cet uniforme d’aviateur improbable, le vieux coucou d’Hamlet ou le tank soviétique d’Antigone.

Soigner son hygiène, ne pas indisposer le partenaire... lui dire les mots qui parfument l’espace, ceux qui réveillent Juliette et qui lui donnent envie de rejoindre dans l’Azur romantique un corps qui ne soit pas souillé ! Trouver la bonne musique, la musique intérieure, celle qui sort l’acteur de sa tour d’ivoire et qui l’amène à palpiter bien au-delà de la terre ferme, là où le monde est un théâtre et où les hommes ne sont que des acteurs...


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