Cher Chat,
Je reviens d’un petit séjour à l’hôpital. Loin de moi, l’idée d’en faire tout un foin, mais comme on m’y a traitée comme du bétail, je cède à la

Il fait donc un temps de cochon ce matin-là, quand, arrivée au pied de la maison de santé, je cherche en vain à me garer. Je me suis pourtant levée avec les poules, mais la basse-cour au complet m’y a devancée et le stationnement est plein comme un œuf.
En fait, non. Le champ est libre. Juste devant la porte, de quoi ranger en épi une bonne trentaine de montures. Je ne suis pas une poule mouillée et je me dis que, pour une fois, je vais profiter de mon infirmité pour faucher une de ces belles places pour handicapés. Quelle n’est pas ma surprise de constater que les docteurs ont priorité ! Je ne veux pas semer le chaos, le Chat, mais n’est-ce pas le rôle du médecin de prendre soin de nous ? Et non l’inverse ? Enfin, comme je vais mettre ma vie entre leurs mains, je préfère que le bonheur soit dans leur pré et je pars me garer dans le champ du fond. C’est donc sur une bonne centaine de mètres que je lutte contre un vent à décorner les bœufs. Je ne suis pas seule, et parmi ce cheptel sans panache et claudiquant, certains sont bien moins vaillants que moi. Devant l’entrée du bâtiment, les places réservées sont toujours en jachère.
Mais poursuivons la pastorale, cher Chat, et entrons dans le hall où se tient une symphonique foire au bétail. Là, juste après le tourniquet, un gardien de sécurité me somme de me désinfecter les mains et, suspectant chez moi des allures de vache folle, m’impose de pied ferme le port du masque stérile. Autour de moi, suspicieux, les appendices nasaux se voilent, et on pourrait se croire en pleine période d’épandage. C difficile à croire, mais actuellement, on peut ressortir de l’hôpital plus malade qu’on ne l’est.
Je me dirige ensuite vers le centre de tri. J’y sème mon nom pour récolter un code que l’on me tague autour du poignet et qui m’indique le numéro de ma prairie. Là, nous sommes une cinquantaine, convoqués tous à la même heure, à attendre, pour les moins chanceux toute la journée, qu’une place à l’étable se libère. Certains sont même accompagnés. Faut-il à ce point faire perdre un temps précieux à tout ce petit monde pour que le médecin ne perde pas le sien ? L’hôpital n’est-il pas avant tout un service pour les malades ? Les 50 % d’impôts que nous y consacrons en laissent pourtant plus d’un sur la paille, non ? Alors pourquoi semble-t-il uniquement conçu pour faciliter la vie du médecin ? Je tiens à ajouter que je suis déjà venue attendre deux matinées dans cette prairie, sans brouter évidemment, il faut être à jeun. J’ai donc deux fois déjà pris congé et réorganisé mon temps de travail, pour qu’on m’envoie à chaque fois, plusieurs heures après, sans même marcher sur des œufs, me faire cuire un œuf. Je ne sauve pas de vies, certes, quoiqu’éduquer des jeunes puisse en sauver quelques-unes. J’en déduis donc que je n’ai sans doute pas le champ de compétences assez fertile pour qu’on me moissonne à la date convenue.
Si j’ai donc dû prendre la clé des champs deux fois, il semble que cette fois-ci soit la bonne. Je suis en tête du cheptel et on appelle rapidement mon numéro de code. Je laisse derrière moi, dans la prairie, le reste du troupeau qui végète tandis qu’on m’installe dans un des six box de l’étable attenante. Le processus de dépersonnalisation se poursuit, teinté d’un soupçon d’infantilisation. On doit me prendre pour une oie blanche. On me parle à la troisième personne en prenant soin de bien articuler : « Elle s’allonge ici, elle se déshabille, elle noue sa jaquette par l’arrière, elle a bien compris ? » Quand je suis allongée et bleue de la tête (petite calotte de papier très seyante) aux pieds (petites calottes identiques), je deviens le clone clownesque des cinq autres. Je n’ose pas en rire même si je vous assure, le Chat, que mon sextuor fait un effet bœuf.
On me signifie alors solennellement en asseyant chacune des prestigieuses syllabes sur un piédestal : « Elle doit maintenant attendre le mé-de-cin. Elle a compris ? » Elle n’est pas bête quand même.
Me voici enfin sur la table d’opération, quoique complètement hors champ. On a tendu un drap bleu entre ma tête et le reste de mon corps. Je ne vois pas le mé-de-cin arriver. Il me charcute adroitement sans un mot de bienvenue. Ce n’est pas un boucher, certes, mais je suis bel et bien un morceau de bidoche.
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De retour à l’étable, toujours pas de médecin. Il est dit qu’on ne traira pas les vaches ensemble. On me transmet de sa part une ordonnance. Je souris. Il écrit comme un cochon.
Sophie ou Tag 425522
Notice biographique
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