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« En fin de compte, il est bien mieux de ne lire que trois pages d’un livre de quatre cents pages mille fois plus à fond que le lecteur normal qui lit la totalité du livre, sans lire une seule page à fond, dit-il. Il est mieux de lire douze lignes d’un livre avec une intensité maximale et ainsi de les pénétrer totalement, comme on peut le dire, que de lire le livre entier comme le lecteur normal qui à la fin connaît aussi peu du livre qu’il a lu que le passager d’un avion un paysage qu’il survole. Il ne perçoit même pas les contours. C’est ainsi que tous les gens lisent tout aujourd’hui, en survolant, ils lisent tout et ne connaissent rien. Je rentre dans un livre et m’y installe de tout mon corps, rendez-vous compte, dans une ou deux pages d’un ouvrage philosophique, comme si j’étais en train d’entrer dans un paysage, une nature, un État, un fragment de la Terre si vous voulez, afin de pénétrer totalement et pas à moitié ce fragment, afin de l’explorer et, une fois celui-ci exploré, d’en déduire la totalité avec toute la profondeur dont je dispose. » (Thomas Bernhard, Maitres Anciens).
1.
7 mai.- Plus de soleil, moins de nuages.
Nouveau président. Lunettes cassées, il faut que j’achète un nouveau cahier.
Levé 4 h 30. Labeur. Fatigue. Incapable d’articuler quoi que ce soit de cohérent. Vous me pardonnerez donc les approximations qui suivent.
Muray et le « propre de la critique ». Hier tout était simple : le critique était un écrivain qui écrivait sur l’écriture pendant que le romancier se contentait d’écrire sur le monde. Aujourd’hui le critique n’écrit plus sur l’écriture, il écrit sur l’effroyable « pot-pourri » de la société et doit être capable de remettre ce « pot-pourri » en harmonie avec les « critères de convergences » d’un monde positif et sans heurts. Quant aux romanciers, ils n’écrit plus sur le monde, ils n’écrit que sur lui-même.
Montesquieu, Essai sur le goût. Pas mauvais, il y a de biens pires bordelais. « Les sources du beau, du bon, de l’agréable, sont donc dans nous-mêmes ; et en chercher les raisons, c’est chercher les causes du plaisir de notre âme… »
8 mai.- Ciel noyé dans le gris, de la pluie un petit vent sournois, rien de bien réjouissant.Retour chez Isaac Babel. Vague ennui. Trop de monde, d’humanitégrasse, aujourd’hui j’étais d’une humeur trop morose et anachorète pour supporter les rues bigarrées d’Odessa plus que ça. Lu un poème de Louis Chadourne puis une Causerie de Sainte Beuve ; ce type était très cultivé.
10 mai.- Temps lourd et anormalement chaud (29°C).
L’imagination ? Non merci, la rêverie me suffit amplement.
Lamartine et son manque detact, il décrit sa mère plus qu’il ne la peint, il raconte l’emprisonnement de son père (pendant la terreur) de façon si romanesque qu’il en devient choquant et indélicat. Il n’aime pas La Fontaine, trouve qu’il n’a rien à voir avec lui ; il lui ressemble pourtant tellement, comme lui c’est rêveur, il aime la solitude, le silence des bois, Platon…
Lire Vauvenargues (« Il faut avoir de l’âme pour avoir du gout ».)
11 mai.- Ciel IKB. Tiédeur (29°C).
On jette des mots en l’air, ils retombent bizarrement sur leurs pattes, puis ils remplissent des phrases courtes qui se mettent à clopiner de guingois. Il suffit d’un moineau pendu et de deux bouches pour qu’une réalité se forme. C’est le Cosmos de Witold Gombrowicz, des phénomènes qui s’associent, fixent une direction dans le chaos originel pour mieux instaurer un ordre. Rien du roman-roman, tout de son dynamitage et de sa reconstruction, émiettée, sournoise, bizarre, obsessionnelle.
12 mai.- Le temps est déréglé, l’humeur aussi.
Oui cette accumulation qui se dissous continuellement, ce moineau pendu, ce bout de bois pendu, ce chat pendu, ces bouches comme des siphons qui attirent tout, oui tout cela, mais au bout d’un moment j’ai envie de crier « Je sais très bien où tu veux en venir alors n’insiste pas trop Witold ! ».
Lire José Lezama Lima. Cubain, obèse, homosexuel, baroque, gongoriste…
13 mai.-Temps curieux, un beau ciel bleu, du soleil, mais un vent glacial et une froideur incongrue dès l’ombre atteinte (15 °C).
« Les années se dissolvent en mois, les mois en journée, les journées en heure, en minutes et en secondes, et les secondes fuient. On ne peut pas les attraper. Ça fuit. Que suis-je ? Je suis une certaine quantité de secondes – qui ont fui. Résultat : rien. Rien. »
Me voilà sans idée, banal et répétitif, certainement le manque d’envie.
Je pourrai dire que le Cosmos de Gombrowicz se déroule en Pologne, c’est-à-dire nulle part. Je pourrai le dire, mais je ne le dirai pas, car dans le Cosmos de Gombrowicz il y a bien une Pologne, prégnante, insidieuse et qui n’est pas nulle part, cette Pologne c’est la Pologne des Carpates, une Pologne si oubliée que l’on imagine toujours ce pays tout plat, alors qu’il ne l’est pas complètement (2499 m au mont Rysy).
Bon pour le reste le Cosmos de Gombrowicz est toujours ce puzzle ontologique qui fait semblant de manquer de pièces alors qu’il en a presque trop pour lui. Je m’y suis globalement ennuyé (Witold plante toujours le même clou dans le même moineau) tout en y voyant le « génie » que les autres y voient.
Creuser autour des relations Schultz—Gombrowicz.
2.
14 mai.- Ciel bleu pâle, rares nuages. Quelques restes de fraicheur tapis dans l’ombre (22°C).
Stendhal, diary. Campagne d’Autriche. À Lambach les maisons flambent, quelques officiers avinés rôtissent à l’intérieur ; l’horreur est aimable. À Ebersberg l’horreur est moins aimable, elle est même pour tout dire, abominable. Le pont qui traverse la Trann est tellement rempli de cadavres - d’hommes, de bestioles - que l’on a été obligé d’un jeter « une grande quantité » dans la rivière. Au milieu, juste en dessous du pont, un cheval est planté tout droit, l’effet est saisissant. Ebersberg achève de bruler,ses rues sont remplies de dépouilles déjà charbonneuses. Stendhal traverse tout cela en dilettante, il est un peu horrifié, mais pas plus que ça.
15 mai.- Grisaille et froideur scandaleuse (15°C).
Investiture de François Hollande. Une heure après avoir quitté l’Élysée, Nicolas Sarkozy faisait déjà un jogging au Bois de Boulogne. Rien d’autre.
17 mai.- Ciel fluctuant, quelques rares soleillées et toujours cette fraicheur qui confine à la froideur (15°C). C’est sans nostalgie que nous nous souviendrons de ce printemps automnal.
Migraineux. Passé l’essentiel de la journée entre somnolence et éveil relatif, dans un halo vaporeux, mais sans beaucoup de félicité.
Entamé le Navire de bois d’Hans Henny Jahnn. Cargaison énigmatique, passagers clandestins, matelots mal traités. Roman de haute mer où se rencontrent Kafka, Melville et Conrad. Pour l’instant très bien. Selon certains de mes informateurs les plus zélés, Hans Henny Jahnn serait considérable. J’ai la vague intuition qu’ils n’ont pas tort d’avoir raison sur ce coup-là.
18 mai.- Toujours ce temps hors de saison, cette trop grande fraicheur.
Comme tous les 18 mai j’ai voulu écrire quelque chose sur Ian Curtis, pour me souvenir de lui, pour me souvenir de moi. Je n’y suis pas parvenu, pas de souffle, plus d’inspiration. J’ai eu beau me secouer le cogito en tous sens rien n’en est tombé.
Renard, diary.
19 mai.-Pluie, vent, fraicheur, orage. Que du sinistre .
Not in the mood.
Si c’est par la grâce de la métaphysique que tous les grands romans oublient les fanges boueuses du roman-roman alors le Navire de bois de Hans Henny Jahn doit être un grand roman. Equipage parfaitement ontologique. récit rempli de péripéties ; péripéties qui ne sont que des points d’ancrage sur lesquels Jahn s’amarre pour s’envoler bien plus haut qu’il n’y parait.
Rien d’autre.
20 mai.-Pluie, moins de fraicheur, chaleur au-dessus des nuages, ce qui est pire (21 °C)
Sans envie. Cogito émietté. Veuillez me pardonner les faibles alinéas qui suivent.
Tiens Jahnn était aussi facteur d’orgues, il n’était donc pas un écrivant dans le sens où le sont les plus parfaits tenancier du roman-roman. Il fut aussi éleveur de chevaux au Danemark où il vécut à l’abri des nazis entre 1934 et 1946. J’écris cela pour mieux cerner le personnage, cela n’a qu’un petit intérêt, mais cela explique peut-être certaines choses, certaines interrogations et certaines phrases. (Sainte Beuve n’aurait pas fait, pire il aurait même évoqué la bisexualité de Jahnn pour faire bonne mesure).
Il est bien possible qu’un écrivant tenancier du roman-roman, n’ait jamais cet ineffable attachement que Jahnn a pour les choses physiques et la putréfaction. (Convoquer George Bataille).
Navire de Bois. Physique, amour, puberté, mort, putréfaction. En plein Océan avec une cargaison mystérieuse (des armes ? des jeunes filles mortes ?)
21 mai.- Ciel charbonneux, passages pluvieux, toujours cette fraicheur (19°C).
Estomac en feu, le corps qui l’entoure n’est qu’une enveloppe amollie.
Fini le Navire de bois d’Hans Henny Jahnn. Dernières pages extraordinaires : du mystère, de l’agitation et un naufrage comme on en rencontre peu. Rien n’est résolu, tout reste suspendu, tout sera certainement expliqué plus tard, le Navire de Bois n’est que le préambule d’un ensemble bien plus vaste (Fleuve sans Rives = Navire de Bois + Cahiers de Gustav Anias Horn).
Entamé Les Terroristes de Sjöwall et Wahlöö (c’est un cadeau). L’un des maitres étalons du « polar scandinave » (selon mes informateurs). Dénonciation « citoyenne » de la social-démocratie pourrissante, prescience de l’inopportun trépas d’Olof Palme, ce genre de choses.
22 mai.- Ciel bas, gris et chargé d’humidité. Vent faible, mais fourbe. Ce printemps automnal ressemble de plus en plus à une vaste conspiration montée contre notre humeur (15°C).
Malade. Estomac et hémicrânie (pour ne pas dire migraine).
Les Terroristes de Sjöwall et Wahlöö. Très bien. Terrorisme avant l’heure légale. Pornographie seventies. Grisaille sociale-démocrate. Polar Wasa .Ce gout remâché de tapisserie mordorée qui vous remonte le long de l’œsophage. Retour dans la pseudo-science épidémique de Thomas Browne. Le crapaud pisse et bave son venin. La grenouille survit même lorsque l’on prend l’idée de lui ôter cœur et poumons. Concernant ces deux autres bestioles un peu démodées que sont la salamandre et L’amphisbène il ne faut pas trop croire les anciens, le première n’est pas plus ignifugée que ça et la seconde n’a pas plus de têtes que vous où moi. (J’ose espérer que vous n’avez qu’une tête.)
Trop de livres à lire (Taine et l’Italie, les lundi(s) poudreux de Sainte Beuve, José Lezama Lima, la Correspondance de Flaubert, celle de Bruce Chatwin, Le Jardin des plantes de Claude Simon, Johann Peter Hebel, Miklós Bánffy, John Berger…)
23 mai.- Ciel gris souris, humidité. Il n’y a décidément rien à attendre de ce printemps automnal.
La Suède de Sjöwall et Wahlöö n’est pas un pays si tranquille que ça. Les crimes et délits y pullulent dans une belle ambiance feutrée. Bagarres au couteau, hold-up, cambriolages, scènes de ménages qui virent au tragique, viols, prostitution, pédophilie, trafic de drogue, overdose, meurtre, suicide, terrorisme. Bel œcuménisme scandinave.
Chez Thomas Browne la vipère n’est pas cette bestiole sournoise et chuintante que Pline décrit. Toute fraiche et encore bébé vipère elle ne se fraye pas un chemin à travers les entrailles de sa mère pour mieux les manger ensuite. Plus vieille et en âge de forniquer elle ne coupe pas de ses dents la tête du mâle qui a l’honneur de la besogner. Non la vipère ne tue pas systématiquement père et mère, s’il elle le faisait il n’y aurait plus de vipères et puis elle n’est pas si vicieuse que ça. Pline a donc tort sur ce coup-là.
24 mai.- Se méfier des prévisions météorologiques, pour aujourd’hui elles annonçaient une journée estivale ensachée dans une température tropicale (28 °C) et nous n’avons eu que des résidus de froideur ; une matinée embrumée et un après-midi tout juste dérangé par de bien rares soleillées.
Fini les Terroristes de Sjöwall et Wahlöö. La dernière partie est moins réussit. Les personnages, les éléments de l’intrigue coulissent trop facilement pour ne pas culbuter dans le polar-polar qui veut en finir. Reste cet humour désabusé qui n’est jamais de l’humour au second degré, reste cette haine de la social-démocratie qui a tout pour intriguer le tenant sournois de la seconde gauche que je me trouve être.
Lu quelques vers de Roger Allard (Poète obsolète) « l’Arc de l’amour, la Faux du temps, le sablier avec la clepsydre et les larmes » .
Cette phrase, toute bête, de Montesquieu : « l’âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais… »
Tiens du soleil, presque plus de nuages, la météorologie n’était donc pas si mensongère que ça, elle s’était simplement trompée d’un tiers de journée (ce qui est beaucoup).
3.
25 mai.- Ciel presque bleu et température enfin conforme à la saison qui devrait nous occuper (28 °C). Je devrais me réjouir, sautiller dans la tiédeur sous un ciel IKB, je ne le ferai pas, car j’ai le sentiment que tout cela ne va pas durer. Je suis rempli de sombres intuitions, c’est pourquoi je ne bougerai pas trop au risque de les faire tomber, et le ciel bleu avec.
Mon corps est en trop, inutile il ne me sert à rien, il ne m’apporte que des ennuis, si je pouvais je m’en passerais bien. Et puis non en fait il me sert quand même un tout petit peu ce corps, par exemple, il me permet d’écrire les lignes que vous lisez et sans lui je ne pourrais pas tourner les pages des quelques livres qui m’inspirent. Mon corps est donc un problème, mais c’est aussi une petite solution. Tout est plus compliqué que je ne le pensais de prime abord. Il va certainement falloir que je cesse d’écrire que je ne lise plus pour que je devienne cette abstraction flottante que je désire être au plus profond de moi-même.
Aimer les livres ce n’est pas rien, pour certains c’est presque tout. Michel Cournot aimait les livres, presque plus que tout. Comme il était assez partageur il ne gardait pas cet amour pour lui, il le passait, en grand passeur, un passeur comme on en fait plus. De Livre en Livre en apporte la preuve sincère, émouvante, passionnée, c’est un recueil d’articles, un spicilège, que JB Pontalis vient de faire paraitre chez Gallimard. Le bouquin est un peu efflanqué, on aurait aimé qu’il s’étende plus replet, les choix de Pontalis tournent un peu trop autour de la NRF, mais c’est tout de même un livre formidable. Cournot, toujours modeste, fait beaucoup pour les autres alors qu’il aurait pu être ambitieux pour lui-même. Il fait beaucoup pour Paulhan en ouvrant son tiroir secret « Oh, ça va assez mal ; il n’y a pas à se plaindre », beaucoup pour Michaux on se mettant en orbite autour de cet atome qui avait tout de l’olibrius, beaucoup pour Gide en nous le faisant presque aimer à son retour d’Afrique : « Un pays ne me plait que si de multiples occasions de fornication se présentent ». En tant qu’éditeur d’Ajar, il éclaire l’affaire Gary-Ajar de l’intérieur, récit passionnant, il faut dire que les personnages ont tout pour l’être. (…)
Tiens un nuage.
26 mai.- Temps magnifique, chaud, estival (28°C)
Vie sociale. Très peu lu. Quelques pages de Cournot ; Sartre et le tourisme, Genet porté bien haut, trop haut ? Quatre chroniques de Besson, faciles et germanopratines, un peu drôles aussi, c’est l’essentiel.
27 mai.- Ciel plombé, quelques gouttes trop fraiches. La belle journée hier n’était donc qu’un leurre ; un leurre pour mieux nous tromper ?
Fini le bouquin de Cournot. Très bien. Beau portrait de René Crevel : « une banquise de douleur et de révolte qui glisse entre deux eaux… », un autre suicidé parce qu’il le faut, parce que la mort voulue est un élan mystérieux qui se joue contre l’élan vital et qu’il faut savoir préférer l’un à l’autre. Puis d’autres morts : Robert Desnos (Desnos et le cinéma, Desnos et le sommeil, Desnos et sa mort, terriblement non voulue, elle), Thomas Bernhard, en colère, n’aimant pas les livres, mais en écrivant de merveilleux, Hofmannsthal avec cette belle prose qui donne l’impression de l’amour, mais qui n’a qu’un défaut : « elle donne froid. Avant d’ouvrir Andréas, on mettra un chandail de plus. Hofmannsthal disait qu’avant le retour des bourgeons, seul le froid neutralise la boue… ». Cournot n’oublie pas Ramuz, un merveilleux écrivain sans lecteurs, quinze ou soixante-dix, mais ils comptent terriblement. Il n’oublie pas Pessoa non plus, il ne faut jamais oublier Pessoa. Il file le long des murs comme un pingouin enrhumé en surdéprime. Il se voit tout petit alors qu’il est très grand. Il suffit d’ouvrir l’un de ses livres pour qu’immédiatement, une émotion, une belle lumière, un très délicat bonheur d’être là vous saisissent : « Pessoa ne geint pas. Il rit très-fort-très-peu. Il vous prépare aux heures d’intranquillité heureuse. »
Je vous laisse, il tonne.
To be continued