Rencontrer Bettina Rheims c’est sortir du temps présent. C’est se retrouver au calme. Comme protégé, en totale sécurité. Mais rencontrer Bettina Rheims c’est aussi l’occasion de penser autrement. De prendre de la distance face à un monde de l’image en perpétuelle accélération.
On se retrouve dans son bureau, face à son studio de création. Rien n’est ostentatoire. Tout est à son image, délicat, subtile, bien pensé, les objets y ont une place unique, sans non plus être figés, ils respirent la grâce du lieu. En un mot, c’est à la fois son théâtre et son cabinet d’analyse – bien à elle – qu’elle a su humaniser par sa présence. L’endroit parfait en somme pour retracer la carrière de l’un des noms les plus célèbres de la photographie en France.
Comme l’inconscient collectif définit la photographie comme une technique permettant de créer des images par l’action de la lumière. Nous voulions voir avec Bettina Rheims si la photographie pouvait s’apparenter seulement à l’écriture de cette lumière. Evidemment l’affaire est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait. Pour nous éclairer elle a mis en mots ce qu’elle montre d’habitude par l’image. Parce qu’il faut savoir que derrière chacune de ses images le verbe est toujours présent. Elle écrit la photographie avant de la fabriquer. Elle y raconte ce qu’elle voit.
Il faut savoir que derrière un photographe il y a avant tout une histoire personnelle. Et l’histoire de Bettina Rheims n’est pas un roman à l’eau de rose. Bien au contraire. Son héroïne y est tour à tour fantasque, spirituelle et surtout parfaitement libre.
Connue et reconnue de tous, elle n’a plus rien à prouver – à part peut être à elle-même – et pourtant elle sait encore libérer de l’énergie pour se confier avec une bienveillance déconcertante. Alors que, selon ses aveux, elle le fait extrêmement rarement. Nous sommes d’autant plus fiers de vous retranscrire ici un morceau de sa vie d’artiste. Forcement haletant. Forcement passionnant. Forcement bouleversant.
J’essaie de parler peu, enfin de parler quand j’ai quelque chose à dire. Donc j’espère avoir quelque chose à dire aujourd’hui. Et j’espère pouvoir répondre à vos questions.
En préparant cet entretien, ce qui m’a frappé c’est que comme moi, votre mère était psy , Je me suis demandé si votre travail n’était pas la résultante de cela. Si le lien entre tout vos travaux sur la femme , son corps sa signification n’avait pas un lien avec la mère.Cette recherche est-elle liée à votre mère ?
C’est une drôle d’approche ! Je n’y ai jamais pensé comme ça. J’ai toujours pensé qu’il y avait mon père derrière tout ça. Parce que c’est lui qui m’a montré la peinture, qui traîné ses enfants voir des choses. Mais aussi parce que mon père aimait les femmes, il avait une passion pour les femmes. Pas pour ses enfants. Pas du tout. Pas pour ses filles. Ses filles, il les trouvait peu intéressantes, peu jolies. Et comme de toute façon, il ne pouvait rien en faire de ce qui l’intéressait de faire avec les femmes, on était un peu mises sur le côté. Et mon père avait toujours plein de femmes autour de lui.
Quand j’ai pris un appareil photo pour la première fois dans les mains et que j’ai décidé de faire pour de vrai, je me suis dit il me faut un sujet maintenant. Et j’ai tout de suite pensé que je voulais déshabiller les femmes. C’était mon premier travail, il y a plus de trente ans. Je me suis mise à courir dans Paris à la recherche des filles qui faisaient du streap-tease amateur pour qu’elles se déshabillent devant moi. Je les photographiais pendant des heures. Elles se déshabillaient, elles se rhabillaient devant moi, inlassablement. Ca durait vraiment longtemps. Je ne savais pas très bien faire. Pendant longtemps je me suis demandé pourquoi je faisais ça. Parce que je le fais toujours, ça revient, comme un sujet récurrent. J’ai besoin de ça. Et puis un jour je me suis dit, peut-être parce que j’ai vu mon père très âgé, bouleversé devant mes photos. Devant les photos d’une fille qu’il pensait bonne à rien. La première fois, c’était une expo de portraits à Beaubourg, et c’est la première fois qu’il était fier de moi. Bien sûr, il y avait des femmes déshabillées en photo et il regardait ça avec beaucoup d’attention et au fond je me suis dit que j’avais envie de lui offrir.
Probablement, comme moi je ne pouvais pas être sa femme, j’ai eu envie de lui en offrir plein. Et des très belles.
Et donc, je n’ai jamais pensé que ça pouvait venir de ma mère.
Ma mère était psychothérapeute, pas analyste. Elle est devenu psy par hasard car elle a été elle-même analysée par un type formidable qui s’appelait René Diatkine et elle était un peu désœuvrée comme les bourgeoises de cette époque-là, qui ne savent pas très bien quoi faire de leurs vies, elle aurait pu rester s’occuper des enfants mais ce n’était pas très amusant, donc elle s’est retrouvée psy. Je me souviens, avec mon frère on rentrait de l’école dans ce très bel appartement avenue Matignon et y’avait une rangée de mômes – parce qu’elle était psychothérapeute pour enfants – qui attendaient là et on se disait « mais elle ne comprend rien à rien » déjà qu’on l’embrouillait toute la journée on se disait mais qu’est-ce qu’elle va faire à tous ces malheureux qui sont là ? comment elle va leur gâcher la vie ? Alors je n’ai jamais su si elle était bonne thérapeute ou pas, si elle avait servi à quelque chose ou à quelqu’un. Déjà pour moi, je ne sais pas à quoi elle a servi.
Votre sœur a écrit un livre dernièrement sur le sujet.
Oui, elle a écrit un livre dur sur notre mère. Très dur même.
Parce que vous êtes l’ainée et que votre sœur avait 13 ans quand votre mère vous a abandonnée.
Non pas 13 ans. 15 ou 16. Ou peut-être 13. Je ne sais plus. Ou plus jeune, peut-être. Je ne sais plus. Et moi j’avais 6 ans de plus. Mais moi, je me suis tirée tout de suite. Je suis partie.
Et vous prenez le premier mec venu, qui étonnamment va devenir banquier (Bettina est une descendante de la famille Rothschild).
Moi, c’est mon travail depuis toujours. Essayer de me déprogrammer. De la famille, de tout ce à quoi j’étais destinée. Je n’allais pas devenir ce qu’on avait décidé de faire de moi. Ça c’était sûr. Je n’allais pas faire les études qu’on voulait que je fasse. Je n’allais pas épouser le mec qu’on voulait que j’épouse. Finalement, j’ai eu cette chance formidable de tomber sur ce machin qu’est la photographie. Je commence dès l’école.
Comme j’étais très rebelle à l’école, que je me faisais virer de partout et que je n’aimais pas ça, j’avais trouvé la chambre noire. Le développement et la photo. J’avais monté avec un copain un petit atelier photo à l’école Alsacienne, et à la maison j’avais transformé la salle de bain des enfants en chambre noire. Et quand on vissait l’ampoule rouge et qu’elle s’allumait, plus personne ne pouvait rentrer. J’avais trouvé mon premier échappatoire.
Je passais des heures là-dedans et personne n’avait le droit d’entrer. C’était chez moi. J’ai passé quelques années d’adolescence difficiles, mais j’étais très heureuse dans cette chambre noire. Je développais des photos, je flirtais avec des garçons et je mangeais. Parce qu’on m’interdisait de manger, donc j’avais installé un garde-manger là-dedans. Et c’était chez moi.
Et après j’ai oublié tout ça. Il y a la vie de jeune adulte. Je ne voulais rien faire moi, mais comme je n’avais pas d’argent, qu’on m’avait tout coupé, fallait travailler. Donc, j’ai été mannequin, fait des films…
Par défaut presque.
Oui, parce que je ne savais rien faire. Je n’avais pas fait d’études, rien. J’avais beaucoup lu, mais je ne pensais pas que ça pouvait servir à quelque chose. Mais je n’avais pas d’ambition, je n’avais pas de désir. Vraiment pas. Je m’amusais beaucoup. Je passais mes nuits dehors. Je ne pensais pas que la vie pouvait être plus intéressante que ça. Et puis, c’est des rencontres.
Toute ma vie est faite de rencontres. Je n’ai jamais rien décidé. Ça c’est décidé pour moi. Les choses viennent, elles arrivent, mais je ne les décide pas.
Difficile de verbaliser la naissance d’une idée.
Oui. C’est compliqué. Ça prend du temps et après ça va très vite. Et puis, comme je suis très impatiente, après il faut que ça aille très vite.
Mais avec moi, ça part toujours de mots. Je fais des listes. J’écris beaucoup. Je ne sais pas écrire, mais j’écris beaucoup.
C’est ce que laisse envisager votre œuvre. On se dit que la suite logique passe par le livre.
Jamais. Jamais je n’écrirais.
Pourtant, quand on entre ici, le verbe a recouvert les murs.
Oui, mais tout le monde a trop écrit dans cette famille. Partout, sur tout. Moi, je n’écrirais pas. Mon écriture, c’est les images. Mais avant les images, il y a les mots. Les colonnes de mots qui mettent les choses en place, qui fixent les choses. J’écris les images. La plupart des gens font des dessins, des maquettes. Moi, je ne sais pas faire. Je préfère écrire, l’atmosphère, l’ambiance qui va présider, précéder toute chose. Et puis après je ne sais pas ce que je fais. Je rentre dans le studio et je n’ai aucune idée de ce que je vais faire.
Et comment vous revenez à la photographie ?
Un jour, Serge Bramly, le père de mon fils, me donne un appareil photo en me disant, « tout le monde a quelque chose à faire de sa vie, tu n’as qu’à essayer ce truc-là, puisque le reste n’a pas l’air de marcher très bien. »
C’était un Rolleiflex, ces appareils photos carrés qu’on porte sur le ventre.
Je regarde dedans, et là, c’est un moment très important de mon existence. Je pouvais écarter tout ce que je ne voulais pas voir. Et là, je me suis dit que j’étais arrivée à la maison. Je savais que j’allais être photographe. Mais je ne pensais pas à ça comme un métier. Je tirais mes photos et je les mettais dans des boîtes. Et de temps en temps, je les sortais des boîtes et j’étais contente, ça me suffisait. Je ne pensais pas les montrer à quelqu’un.
À l’époque, on ne pensait pas pouvoir accrocher les photos au mur.
Mais très vite, au bout de six mois, ils me les ont accrochées.
Encore une fois, presque malgré vous.
Par hasard. C’est toujours des hasards. Un mec entend parler des boîtes, je les ouvre. Il me dit qu’il fait une petite expo groupée avec de jeunes photographes. Il y avait Jean-Marc Bustamante, Sophie Calle… et j’ai pu accrocher mes photos de streap-teaseuses sur une belle bibliothèque ronde. Je n’en avais pas beaucoup. Douze ou quinze et j’en ai accroché neuf. Et de là, c’est parti. Le Conservatoire de la Photographie à Beaubourg, par hasard a dû voir ça et puis m’a demandé si je voulais faire une exposition. Je ne pense pas que ça se passe comme ça aujourd’hui. Et puis, je rencontre deux types extraordinaires qui avaient vu mes neuf photos et qui montaient la première galerie d’avant-garde de photo en France. Tout ça c’est fait vraiment vite. Mais au deux, j’ai dit que je ne pouvais pas exposer. D’abord parce que je pensais que c’était une blague, et puis parce que je n’avais que douze photos. Alors, ils m’ont demandé de combien de temps j’avais besoin pour en faire plus. Et voilà, un an plus tard, les deux expos se tenaient simultanément. Et tout était parti. J’ai rencontré d’autres photographes, qui faisaient partie de la même galerie, qui sont devenus des amis.
C’était une époque incroyable. On ne les vendait pas nos photos. On était quatre ou cinq avec Pierre et Gilles, Mapplethorpe. Je me souviens ma première photo valait 1.500 francs. Et j’en ai vendu deux, une à mon dentiste et une à mon cousin. J’étais vachement fière.
Et le cinéma ne vous a jamais tenté ?
Non, ce n’est pas mon temps.
Pourtant, sur votre site, cette façon de présenter les portraits d’acteurs et actrices, c’est superbe, on dirait un générique. Vous avez eu tout le monde d’ailleurs. Est-ce qu’il y a encore quelqu’un que vous aimeriez immortaliser dans le cinéma ?
Non, ce n’est plus le propos. Aujourd’hui, je marche par projets. Et ça a trop changé. Il n’y a plus de créativité. Je n’ai plus ma place dans tout ça. Il y a trop de publicitaires, de pillards, de managers, de machins. Il faut trop retoucher. Il faut trop soumettre. Il n’en sortirait plus rien.
Certainement que l’authenticité de la photographie va revenir. Le tous photographes, ça ne durera pas.
Vous avez dit une phrase très belle. Vous avez dit, « en photo de vacances, je suis nulle. » Venant de Bettina Rheims, c’est magnifique.
C’est vrai. Je ne sais pas faire. Je n’ai même pas d’appareil photo. J’envie les types qui se baladent en permanence avec un appareil. J’ai essayé, j’en ai acheté. Des petits. Pas lourds. Mais ils trainent sur le bureau, dans des tiroirs. Ils ne me servent pas. Ce n’est pas mon langage.
Et si j’en prends, j’en fais quoi. Je les classe, j’en fais des albums, je les mets sur facebook ?
Ce que tout le monde fait aujourd’hui.
Oui, aujourd’hui tout le monde est photographe. Donc, moi, je ne suis pas vraiment photographe. J’ai arrêté les commandes de clients pour ça. J’ai arrêté les commandes, parce que je n’étais plus aux commandes. Dans une séance photo, il faut un chef. C’est comme quand on va à la guerre, il faut un général, sinon c’est la débandade. Les studios de photo, c’est la débandade. Il y a ces fichus écrans numériques. Tout le monde regarde pendant qu’on fait les photos. Y’en a un qui dit « ce serait mieux le bras en l’air », l’autre qui dit « on met la robe jaune », moi ça ne me convient plus.
On passe en 17 ans, presque une génération, de Chirac par Bettina Rheims en 1995, à Raymond Depardon en 2012. C’est assez symbolique du changement de la France sur cette période.
ça c’est de la politique. C’est juste de la politique.
Vous êtes engagée politiquement ? Sur le mariage pour tous par exemple ?
Non , parce que je ne m’engage jamais. Mais j’ai une opinion sur le sujet, oui.
J’imagine que vous n’êtes pas proche de la bande de Copé.
Pas du tout proche, non. Mais je comprends. Parce qu’on n’a pas expliqué aux gens, donc je comprends qu’on puisse avoir peur. Les choses qu’on n’explique pas peuvent devenir une menace. Nous, on est des gens qui réfléchissent, on est armé pour ça, pour comprendre. Mais on méprise trop les gens aujourd’hui, en particulier en politique, donc ils ont toujours l’impression qu’on va les rouler, leur enlever quelque chose. Qu’on va détourner la morale et les principes. Ce n’est pas du tout ça, c’est une évolution tellement logique. Mais tout ça aurait mérité un peu plus de temps, un peu plus d’explications. On suit un programme de campagne à une vitesse grand V pour des timing électoraux, mais on ne prend pas le temps. Je n’ai pas de respect au fond pour les politiques. J’ai quelques sympathies, quelques copains, mais aucun respect pour ce métier.
J’aime beaucoup Nicolas Sarkozy. Je ne suis pas toujours d’accord avec sa politique, mais j’aime la personne. C’est quelqu’un de beaucoup plus profond que la caricature qu’on a voulu faire de lui. C’est quelqu’un pour qui j’ai beaucoup de tendresse.
Vous l’avez photographié aussi, et c’est marrant d’ailleurs, parce que Bettina Rheims, on l’imaginerait plus facilement avec Carla Bruni. Avec Bernadette Chirac la photo pourrait être intéressante.
Je l’ai faite aussi. Je l’ai beaucoup photographiée. Quand ils étaient à la Mairie de Paris, juste à côté. Je suis amie avec eux depuis 30 ans. Et de temps en temps, ils avaient besoin d’une photo pour le passeport ou autre, et ils débarquaient ici.
Vous avez fait les photos de passeport de Bernadette Chirac ?
Ah oui, oui. Beaucoup. Mais aussi pour ses livres, pour ses cartes de vœux. C’était en face, c’était pratique.
C’est étrange à entendre. Parce que votre travail est un peu provocant, caustique, il ne correspond pas à une France populaire. Votre travail n’est pas forcément très accessible.
Mais, je ne pense pas que l’art doit-être forcément accessible. L’art doit faire réfléchir, et d’abord, on ne peut faire réfléchir qu’en montrant des choses fortes, ou autrement. On n’est pas là pour tout le monde, on est là pour entrouvrir des portes. Mais après, il faut faire le travail de rentrer dedans, de se poser des questions. Ce n’est pas si simple.
D’abord, mon travail part toujours d’une question que je me pose personnellement. Je ne pense pas aux gens qui vont regarder mon travail. Quand une réponse m’échappe, je prends mon appareil photo et je fouille. C’est comme une enquête. Je vais voir les gens, m’imprégner de quelque chose. Et puis quand j’ai le sentiment d’avoir compris, je passe à autre chose.
Et est-ce que vous avez trouvé des réponses à vos questions sur l’androgynie ?
Je travaille dessus depuis des années. Ça remonte à 1990. En plein milieu des années Sida, j’avais fait un travail qui s’appelait Modern Lovers. L’androgynie est une mode, mais on n’en parlait plus depuis les années 20. Et puis le Sida est arrivé, une espèce de grande faucheuse. Les jeunes ne pouvaient plus avoir de rapports sexuels, en tout cas, sans que ce ne soit lié à l’idée de la mort. Donc, ils se sont mis à jouer à autre chose.C’était un jeu de l’adolescence. Et puis, j’ai rencontré un transsexuel avec ce travail. J’ai fait un livre avec lui. Et il m’a présenté ses copines. À l’époque, les transsexuelles, elles tapinaient au bois de Boulogne, il n’y avait pas d’autres issues. Et donc, je fais un livre avec les copines. C’est des gens qui me fascinent depuis longtemps, qui me touchent, que j’aime. Et 20 ans après, j’ai eu envie d’aller voir où ça en était ce truc-là.
Gender Studies ça vient de là. Au départ, c’est une annonce sur Facebook. Je n’avais jamais utilisé Facebook avant. Mais comme je me demande toujours à quoi les choses peuvent me servir, et comme j’ai un fils et des copains, et que je ne voyais pas l’intérêt de parler de moi ou de mettre des photos de moi, je me suis dit que j’allais mettre une annonce. Mon travail commence toujours comme une pêche à la ligne. J’ai mis trois photos des Modern Lovers et j’ai attendu pour voir ce qui mordait. Et très vite, je me suis rendu compte que ça parlait à plein de gens, de partout d’Amérique Latine, d’Afrique. Je les ai vus sur Skype, on a parlé longuement. J’ai eu 50 ou 80 personnes.
Quelle était l’annonce ?
En gros, je crois, « si vous avez le sentiment d’appartenir à un genre qui se définit ailleurs et autrement, si vous avez envie de nous en parler, de vous montrer, envoyez des photos. »
J’ai fait des découvertes extraordinaires sur Skype. J’étais frappée par les voix. Plus que par les physiques. Parce que les gens changent leur voix. Les hommes les féminisent et les femmes les masculinisent. Mais au fur et à mesure de la conversation, ils entrent dans l’intimité et là ça casse et les voix d’origines reviennent. C’est pour ça qu’il y a des enregistrements dans la dernière série.
J’ai aussi découvert, qu’il y avait réellement un troisième sexe aujourd’hui. Ce n’est plus de la transformation, c’est réellement un genre nouveau. Des gens qui sont à la fois des garçons et à la fois des filles. Et qui entendent le rester.
Quand ils sont venus ici, mon ami Frédéric Sanchez avait monté un studio juste à côté dans le bureau, et à peine avaient-ils fini les photos qu’on les amenaient ici en vitesse. Encore pleins de leurs émotions. Parce que c’est compliqué de travailler avec moi, c’est sans filet. On ne se cache pas, c’est très frontal. Et bouleversant j’imagine.
Sans le verbe vous donnez presque plus de matière sur l’ambiguïté de la sexualité que les Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud. C’est un peu comme si on avait une analyse, sans le verbe. Et cela transparaît dans votre œuvre.
C’est fou. Je n’avais jamais vu les choses comme ça. Et pourtant, quand j’y repense à cette foutue enfance qui était la mienne, on a passé notre vie en psychothérapie. Dès qu’il y avait quoique ce soit, on nous envoyait en séance. Moi, j’ai été plus en séance de psychothérapie qu’à la piscine. Fallait y aller dès qu’on avait une mauvaise note. On ne leur racontait rien en plus. On était en guerre contre le fait de parler à des inconnus dans une famille où les connus ne nous parlaient pas.
D’où votre lutte incessante pour vous déclasser. On admire toujours les gens qui se sortent de leur classe si elle est pauvre, parce qu’ils veulent s’en sortir. Mais on ne parle jamais de ceux qui luttent pour sortir d’une classe bourgeoise. Parce qu’on a les moyens, il n’y a pas de souffrances. Et vous, en partant très jeune, vous avez vécu avec rien.
C’est très vrai sur le déclassement, très vrai. Mais je n’ai pas rien eu. En fait, après on se rend compte qu’on a eu beaucoup. C’est plus compliqué que ça. Moi, j’ai connu mon père quand j’ai eu un fils. Mon sentiment d’abandon a disparu, mon père a resurgit.
Il était vivant ?
Oui. Il est mort il y a 8 ou 9 ans, très âgé à 95 ans. Il était vivant, et très présent, un grand-père formidable. Et il était fier.
Et il vous l’a dit qu’il était fier ?
Ah oui. Longtemps après mes débuts, mais même, je le savais. On a eu des moments très difficiles ici, après mon travail sur le Christ, I.N.R.I. Jésus, 2000 ans après. J’ai reçu des tas de menaces de mort et mon fils aussi. Et la presse en France s’est déchaînée, emmenée par le Figaro.
Vous comprenez pourquoi aujourd’hui ?
Oui. Je pense que, d’abord, il ne faut pas toucher à la religion dans ce pays. Et puis, le Front National était un peu en crise, ils avaient besoin d’un peu de publicité. Ils ont un chargé de culture, ce qui est paradoxal, qui a décidé qu’on pouvait faire un bon coup avec ça. Et deux ou trois journalistes très à droite au Figaro ont suivi. Mon père était à l’Académie Française, et même là-bas, il y a eu des voix pour qu’il démissionne. Et il m’a beaucoup défendu, c’est là que j’ai réalisé que c’était un allié, qu’il était fier.
Je vous parlais du mariage pour tous, plus tôt, parce que justement avec des travaux comme I.N.R.I. ou l’androgynie, c’est étonnant qu’on ne vous ait pas demandé votre avis ou des illustrations.
En France, la presse ne pense pas à moi. Elle m’associe à la mode.
C’est vrai, comme beaucoup de jeunes. Alors que vous en avez fait très peu.
Oui, très peu et pas depuis très longtemps. Mais le studio a très bien vécu pendant un moment grâce à ça.
Que pensez-vous de la pub d’ailleurs ? De son évolution ?
Pendant un moment, ça a été assez créatif. On participait avec les clients à la création. Et on a fait des jolies choses. Aujourd’hui, je regarde peu la télé, mais si je tombe sur les pubs, il n’y a rien que j’aurai aimé faire. Je ne m’intéresse plus beaucoup à la publicité, plus beaucoup à la mode.
Quelles sont vos inspirations justement ?
Tout et rien. Surement pas la photographie. J’adore ça, mais ce n’est pas une inspiration. Ça peut être le cinéma, la peinture, mais aujourd’hui c’est de plus en plus mental. Ou souvent ce sont des lieux. J’arrive quelque part et je me dis que j’ai envie de faire quelque chose ici. Les choses viennent. Parfois, je crois qu’elles ne viendront plus. Et puis trois idées se bousculent à la fois.
Vous avez dit une phrase qui m’a intrigué : « c’est courageux de se lever le matin quand on est un artiste » ?
J’ai dit ça moi ? On dit des choses et puis ça passe. Mais ce n’est pas faux. Cette année, j’ai décidé de ne rien faire. J’ai pris quelques mois sabbatiques. Ça a été un désastre. Enfin, je fais des trucs, des expos, mais je n’ai rien créé. Je n’ai pas pris de photos. Mais je voulais aller au bout de la frustration. Je ne voulais reprendre un appareil photo seulement si je n’en pouvais plus. Je me suis mise en état de manque. Au début ça allait. Je pensais voyager, me lever à midi, faire du yoga. Je n’ai pas pu. Mais je suis très paresseuse. Mais j’ai beaucoup travaillé, je ne sais pas trop où je l’ai mise ma paresse.
Je me suis demandé également, si vous ne cherchiez pas à toujours faire la même image. Si vous ne deviez retenir qu’une seule image ?
Je ne pourrais pas en garder qu’une. Il y a beaucoup de photographes très ennuyeux qui font toujours la même chose, le même flou, qu’on reconnaît à des kilomètres. Si je faisais toujours la même chose, je m’ennuierai avec moi-même. Et, étant donné, que je suis la personne avec qui je passe le plus de temps, je n’ai pas envie de m’ennuyer. Je me suis beaucoup amusée à travailler. L’image que je voudrais garder, c’est peut-être la prochaine.
Vous pouvez nous en parler ?
Ah non, surement pas. Mais ça va venir. Je vais m’y remettre. Bientôt. Je dois sortir de cette année sabbatique. Mais elle m’a servi à me faire recoudre l’épaule. Je dois réapprendre à faire marcher mon bras, et comme c’est le droit, c’est le bras de la photographie. Je ne sais pas s’il faut y voir un hasard ou un sens…