Les enjeux du théâtre documentaire
A partir de la pièce de Jean-Paul Wenzel, Tout un Homme, jouée au théâtre des Amandiers, à Nanterre [1]
Jean-Paul Wenzel
1) La première question : documentaire, certainement, théâtre… est ce encore du théâtre ?… ou bien un exposé sur la vie des mineurs, immigrés maghrébins, de 1963 jusqu’à la fermeture des puits en 2004 ?
Car il s’agit d’un texte, par ailleurs publié aux éditions Autrement. Même un peu travesti en forme de récit, cela reste un texte tiré d’entretiens de recherche de type sociologique, réalisés par l’auteur, missionné par la région de Lorraine. Peut-être la mise en scène réalisée à Forbach était-elle plus dynamique, avec un plus grand nombre d’acteurs en scène, des musiques modernes, du rap, du slam… Mais celle qui est jouée à Nanterre donne plus l’impression d’un exposé didactique, d’un récit de vie d’immigrés débarquant tout droit de leur village pour descendre extraire le charbon dans les mines par 800 mètres de fond.
2) la problématique
Tout un homme… Le titre provient sans doute de la phrase qui conclut Les Mots de Sartre : « Si je range l’impossible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Si l’on en croit le titre, l’idée du texte est, bien sûr, de mettre en valeur « l’humanité » de ces travailleurs de l’obscurité, de parcourir la spécificité et, de ce fait, l’épaisseur de leur condition d’homme, de leur restituer une parole personnelle, authentique, jusqu’à atteindre la totalité de l’homme, donc tous les hommes.
Il me semble que cette entreprise est pour une part réussie et pour une autre discutable.
3) Les réussites
Réussi le parcours, au travers de récits de vie auxquels on s’accroche — le théâtre accroche toujours — le parcours de cette immigration incroyable de personnes débarquant tout droit du village. Double émigration, de la ville à la campagne, de l’Algérie ou du Maroc à la France… Mais aussi exil dans une autre langue (de cela, précisément, on en parle si peu), dans une autre culture, plongés dans une autre religion, aussi…
Réussie aussi, la compréhension de la stratégie des houillères, de trouver des ouvriers, des agriculteurs, que l’on imagine frustes, durs à la tâche, dociles parce qu’effrayés, de leur donner des salaires qui leur semblent gigantesques à l’aune des revenus possibles dans leur village, tout en grattant au maximum sur les avantages que l’employeur aurait dû concéder s’il s’était agi de travailleurs français.
Réussie enfin, la fiction d’une vie de famille, décrite à la Zola, avec une femme aimante, douce et fidèle, un mari courageux, solidaire et un peu naïf, des enfants apeurés mais respecteux… On y croit presque…
Assez réussi, la description des événements en forme de destin, non pas que les Musulmans vivent sous la domination du Mektoub, mais du fait que l’émigration est pour une grand part un coup de dé où l’on a plus de chance de savoir ce qui va arriver en interrogeant les cartes plutôt qu’en faisant de la prospective.
À ce sujet, j’ai été impressionné par la scène, sans doute vraie, de Ahmed demandant à son ami de le remplacer le lendemain — et c’est ce lendemain qu’a lieu ce coup de grisou qui emportera cet ami. Ça aurait pu être lui, mais ce fut l’autre… Tout un homme ; n’importe qui…
4) un peu moins…
Moins réussi en revanche le parcours de la spécificité. Ce sont des immigrés maghrébins, bien sûr, mais pas issus de n’importe où. Le premier, Ahmed, Kabyle, manifestement de grande Kabylie puisqu’il se lamente dans la nostalgie de son Djurdjura, une minorité par conséquent. On sait l’implication des Kabyles dans le déclenchement de l’insurrection en 54 et leur progressive éviction des leviers de commande. Alors, lorsqu’arrive l’indépendance, le départ de beaucoup d’entre eux… Dans la pièce représentée, nous avons un personnage entier, Algérien, militant du FLN, adhérent à la CGT. Personnage improbable, mais la réalité est bien plus riche que l’imagination.
De même, dans la seconde pièce, Saïd est un berbère, qui parle le tamazight, à nouveau une minorité en conflit dans son propre pays. On aurait aimé une plongée plus réaliste dans ces univers complexes, extrêmement riches des Kabyles ou des Berbères marocains, dans leur opposition millénaire aux envahisseurs, arabes, turcs, français… Une profondeur historique, si on veut. Tout un homme, ce sont aussi ses ancêtres.
La question de la religion est à peine ébauchée. Kabyles et Berbères proviennent de régions islamisées, bien sûr, mais il s’agit d’un islam ancien, de tradition soufie, de culture maraboutique, solidement appuyé sur le culte des saints, des marabouts… Le vrai choc provient de la confrontation progressive à un islam d’une autre nature qu’ils rencontreront d’abord en France, puis dans leur propre pays, en ce qui concerne l’Algérie et enfin par l’entremise de leurs propres enfants.
Jean-Paul Wenzel, Tout un homme, Autrement, 2011
Je sais bien, enfin, qu’il s’agit de cas individuels, singuliers… J’en ai vu des centaines, de ces travailleurs immigrés, mais cette espèce de sérénité familiale, cette cohésion solidaire entre collègues, cette conscience politique type CGT, je dois dire que je n’en ai jamais rencontré. Je ne prétends pas qu’elle n’existe pas… mais enfin, elle n’a certainement pas dû être la règle.
Le premier conflit que rencontrent les immigrés, c’est avec les institutions. Pour eux, la France, c’est les institutions. L’école qui leur fait des histoires à propos des enfants, la médecine, ensuite, et tout particulièrement pour les mineurs chez qui, il arrivait si souvent des accidents puis des traumatismes qui, quelquefois se chronicisaient sous forme de névroses traumatiques. Le rapport à la sécurité sociale, ensuite, aux allocations familiales. C’est dans ces rencontres que les problèmes se sont posés. C’est là qu’ils se posent encore.
La langue ensuite. Les personnages de la pièce sont des francophones parfaits. On dirait des seconde, voire des troisième génération. Or, et c’est sans doute le plus grand reproche que je ferai au texte, cette situation est impossible. Ils viennent du village. Ils parlent kabyle ou tamazight — et pas arabe ! En Loraine, ils vivent dans des villages culturellement homogènes. Leurs collègues proviennent de la même région, parfois du même village. Ils continuent à parler dans leur langue maternelle. Les femmes s’occupent de la maison et des enfants ; elles sortent peu. Elles sont encore moins francophones. L’un des plus grands exils est celui de la langue. Ils s’en plaignent…
Et le plus grand problème que rencontrent les immigrés, ce sont leurs enfants. Ils grandissent auprès d’eux. Un jour, ils les regardent et comprennent qu’entre eux, il y a si peu en commun. Ni la langue, ni les valeurs, ni les croyances… L’un m’a dit un jour : « j’ai brisé la chaine… celle qui me reliait aux ancêtres depuis des générations et des générations… »
Or, la pièce nous donne à voir des personnages qui semblent factices tant ils sont sans aspérités — le seul problème provenant de leur employeur, les houillères…
C’est un peu dommage. On en aurait souhaité davantage pour s’approcher de tout un homme…
TN
On peut réécouter l’émission ici <—
et consulter le site de la production ici <—
[1] Tout un homme
Texte et mise en scène de Jean-Paul Wenzel
du 15 novembre au 9 décembre 2012 Théâtre Nanterre-Amandiers.
Le spectacle est l’adaptation théâtrale du récit Tout un homme de Jean-Paul Wenzel, paru en Janvier 2011 aux Editions Autrement (collection Littérature)
avec : Hovnatan Avédikian, Fabila Belkebla, Mounya Boudiaf, David Geselson, Hammou Graïa, et les musiciens Hassan Abd Alrahman et Jean-Pierre Rudolph
adaptation du récit : Arlette Namiand
costumes : Cissou Winling, lumières : Philippe Tivillier et Vassili Bertrand, son : Philippe Tivillier, assistante à la mise en scène : Charlotte Lagrange
Production : Dorénavant Cie, conventionnée par la DRAC et la Région Ile de France
Co-production : Le Carreau, Scène Nationale de Forbach, Le Théâtre Nanterre Amandiers, Théâtre Ici et Là, Mancieulles (54)