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Le spectacle
Publié le 18 décembre 2012 par VenetiamicioJe suis là-haut, tout en haut, et je m'emplis de la lumière transparente de ce matin du temps des oeufs. Je me suis posé sur un courant dense et je me laisse porter, toutes plumes déployées. Je laisse les vagues d'air ébouriffer mon duvet. Des éclats argentés traversent l'huile mouvante de la lagune, leurs effluves iodées montent en filets évanescents, je descends en piqué, mon cri découpe l'espace qui me porte, les pointes des églises et du campanile écorchent le ciel et grandissent à vue d'oeil.
Une pluie battante nous a ouvert les portes du Musée. Finies les flâneries dans cette ville théâtrale où la lumière s'infiltre entre tous les murs, au rythme lent et miroitant des fils arachnéens de ses canaux. Je vais de rencontre en rencontre dans ce temple du passé dont les murs tendus de merveilles m'éclaboussent de leur beauté. Ma tête s'emplit de couleurs qui me remplissent comme une amphore avide. Au deuxième étage, après un petit passage, je suis happée par une fresque époustouflante qu s'étale sur toute la longueur du mur face à moi. Je ne suis pas le seul visiteur mais je ne vois plus personne, je n'entends plus rien. Une foule dense et colorée se tient là, des hommes, des femmes, des enfants figés en pleine action par une belle journée des dernières années du dix-huitième siècle. Ils me tournent le dos, absorbés par une attraction que leur masse me dissimule. Un homme vêtu de sombre, hissé sur un tabouret derrière tout le monde, dresse au-dessus des têtes une longue baguette, tel le preneur de sons, anachronique d'un film actuel.
- Dépêche-toi Gabrio, ils ont du commencer, je crois que je les entends d'ici !
- Attends-moi Clarissa, maman a insisté pour que je prenne mon bonnet et je ne le trouvais plus.
- Si tu rangeais tes affaires comme il faut, je n'aurai pas à t'attendre sans arrêt.
- Tu es injuste, je suis déjà assez brimé avec ma coupe à zéro, n'en rajoute pas.
- Je te rappelle que moi, maman ne m'a pas rasé la tête, fille oblige, mais elle me l'a ficelée toute la nuit dans un bonnet, après m'avoir enduit les cheveux d'une affreuse poudre. Je peux t'assurer que c'était horrible, cela m'a démangé si fort que je n'arrivais pas à m'endormir. Et je ne te parle même pas du démêlage de ce matin.
- Parce que tu appelles ça des cheveux démêlés, tu as l'air d'un épouvantail.
- Et toi tu as une tête d'oeuf.
- Attends que je t'attrape !
Après une courte course-poursuite, ils se rejoignirent sur un petit pont, prêts à en découdre, lorsque Clarissa, se penchant sur le canal, éclata de rire.
- Finalement, tu as raison, j'ai l'air d'un épouvantail !
- Et moi d'un oeuf ! Ils furent secoués d'un fou rire irrépressible.
- Ecoute les s'exclamer, pressons-nous !
Les deux enfants, main dans la main, se mirent à courir vers le môle où une foule nombreuse se pressait déjà. Ils formaient un mur coloré et mouvant leur barrant toute vue sur la lagune. Ils virent d'abord deux dames qui venaient d'interrompre leur échange pour regarder intensément le spectacle qui commençait. La première nous tournant le dos, retroussait la traîne de sa soyeuse robe orange et dressait haute et droite sa tête ornée d'un chapeau noir au long fuselé, où s'accrochaient des plumes d'autruche grises, et d'où coulaient, comme une longue chevelure, des drapés de dentelles ; l'autre, dans la main gantée de laquelle un somptueux éventail venait de se figer, nous offrait son profil, souligné par les volants délicats d'une charlotte bouffante tandis que dans son autre main pendait un sac rebondi. Je regardai avec envie leurs atours et entraînai mon frère un peu plus loin, on ne dérangeait pas ces gens là !
... à suivre ....
par Marie-Sol Montes Soler.