À une morte
tu avances toujours aux confins de la nuit
le feu s’est éteint où finit la patience
même les pas sur des chemins imprévus
n’éveillent plus la magie des buts
braises braises
l’amour s’en souvient
rien ne nous distrait de l’attente assise
sur les genoux enfants aux plénitudes chaudes
pourrais-je oublier le son de cette voix
qui contribue à répandre la lumière
au-delà de toute présence
fraises fraises
à l’appel des lèvres
comme la mer contenue
toute une vie enlacée
et sur les innombrables poitrines des vagues
l’incessant froissement des ours effleurés
rêves rêves
au silence de braise
pourrais-je oublier l’attente comblée
le temps ramassé sur lui-même
le jour jaillissant de chaque parole dite
le long embrasement de la durée conquise
sèves sèves
ma soif s’en souvient
Tristan Tzara, Juste présent, dans Œuvres complètes, tome 4, 1947-1963, texte établi, présenté et annoté par Henri Béhar,
Flammarion, 1980, p. 269. –Juste présent a d’abord été publié en 1961 (éditions La Rose des Vents) avec des eaux-fortes
de Sonia Delaunay.
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mouvement
gargarisme astronomique
vibre vibre vibre vibre dans la gorge métallique des hauteurs
ton âme est verte est météorologique empereur
et mes oreilles sont des torches végétales
écoute écoute écoute j’avale mbampou et ta bonne volonté
prends danse entends viens tourne bois vire ouhou ouhou ouhou
faucon faucon de tes propres images amères
mel o mon ami tu me soulèves le matin à panama
que je sois dieu sans importance ou colibri
ou bien le phœtus de ma servante en souffrance
ou bien tailleur explosion couleur loutre
robe de cascade circulaire chevelure intérieure lettre qu’on reçoit à l’hôpital longue très longue lettre quand tu peignes consciencieusement tes intestins ta chevelure intérieure
tu es pour moi insignifiant comme un faux-passeport
les ramoneurs sons bleus à midi aboiement de ma dernière clarté se précipite dans le gouffre de médicaments verdis ma chère mon parapluie
tes yeux sont clos les poumons aussi
de jet-d’eau on entend le pipi
les ramoneurs
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[…]
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous marchons pour échapper au fourmillement des routes
avec un flacon de paysage une maladie une seule
une seule maladie que nous cultivons la mort
je sais que je porte la mélodie en moi et n’en ai pas peur
je porte la mort et si je meurs c’est la mort
qui me portera dans ses bras imperceptibles
fins et légers comme l’odeur de l’herbe maigre
fins et légers comme le départ sans cause
sans amertume sans dettes sans regret sans
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
pourquoi chercher le bout de la chaîne qui nous relie à la chaîne
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous ferons sonner en nous les verres cassés
les monnaies d’argent mêlées aux fausses monnaies
les débris de fêtes éclatées en rire et en tempête
aux portes desquelles pourraient s’ouvrir les gouffres
les tombes d’air les moulins broyant les os arctiques
ces fêtes qui nous portent les têtes au ciel
et crachent sur nos muscles la nuit du plomb fondu
*
je parle de qui parle qui parle je suis seul
je ne suis qu’un petit bruit j’ai plusieurs bruits en moi
un bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide
au pied des hommes pressés courant avec leurs morts
autour de la mort qui étend ses bras
sur le cadran de l’heure seule vivante au soleil
[…]
je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau de rêve qu’on appelle nous
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verre traverser paisible
la joie des lignes vent autour de toi calorifère de l’âme
fumée vitesse fumée d’acier
géographie des broderies en soie colonisée en floraison d’éponges la chanson cristallisée
dans le
vase du corps avec la fleur de fumée
vibration du noir
dans ton sang
dans ton sang d’intelligence et de sagesse du soir
un œil ridé bleu dans un verre clair je t’aime je t’aime
une verticale descend dans ma fatigue qui ne m’illumine plus
mon cœur emmitouflé dans un vieux journal
tu peux le mordre : siffler
partons
les nuages rangés dans la fièvre des officiers
les ponts déchirent ton pauvre corps est très grand voir ces ciseaux de voie lactée et découper le souvenir en formes vertes
dans une direction toujours dans la même direction
s’agrandissant toujours s’agrandissant
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L’HOMME APPROXIMATIF (extrait)
I
dimanche lourd couvercle sur le bouillonnement du sang
hebdomadaire poids accroupi sur ses muscles
tombé à l’intérieur de soi-même retrouvé
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous nous réjouirons au bruit des chaînes
que nous ferons sonner en nous avec les cloches
quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière
nos nerfs sont des fouets entre les mains du temps
et le doute vient avec une seule aile incolore
se vissant se comprimant s’écrasant en nous
comme le papier froissé de l’emballage défait
cadeau d’un autre âge aux glissements des poissons d’amertume
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les yeux des fruits nous regardent attentivement
et toutes nos actions sont contrôlées il n’y a rien de caché
l’eau de la rivière a tant lavé son lit
elle emporte les doux fils des regards qui ont traîné
aux pieds des murs dans les bars léché des vies
alléché les faibles lié des tentations tari des extases
creusé au fond des vieilles variantes
et délié les sources des larmes prisonnières
les sources servies aux quotidiens étouffements
les regards qui prennent avec des mains desséchées
le clair produit du jour ou l’ombrageuse apparition
qui donnent la soucieuse richesse du sourire
vissée comme une fleur à la boutonnière du matin
ceux qui demandent le repos ou la volupté
les touchers d’électriques vibrations les sursauts
les aventures le feu la certitude ou l’esclavage
les regards qui ont rampé le long des discrètes tourmentes
usés les pavés des villes et expié maintes bassesses dans les aumônes
se suivent serrés autour des rubans d’eau
et coulent vers les mers en emportant sur leur passage
les humaines ordures et leurs mirages
l’eau de la rivière a tant lavé son lit
que même la lumière glisse sur l’onde lisse
et tombe au fond avec le lourd éclat des pierres
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les soucis que nous portons avec nous
qui sont nos vêtements intérieurs
que nous mettons tous les matins
que la nuit défait avec des mains de rêve
ornés d’inutiles rébus métalliques
purifiés dans le bain des paysages circulaires
dans les villes préparées au carnage au sacrifice
près des mers aux balayements de perspectives
sur les montagnes aux inquiètes sévérités
dans les villages aux douloureuses nonchalances
la main pesante sur la tête
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous partons avec les départs arrivons avec les arrivées
partons avec les arrivées arrivons quand les autres partent
sans raison un peu secs un peu durs sévères
pain nourriture plus de pain qui accompagne
la chanson savoureuse sur la gamme de la langue
les couleurs déposent leur poids et pensent
et pensent ou crient et restent et se nourrissent
de fruits légers comme la fumée planent
qui pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous marchons pour échapper au fourmillement des routes
avec un flacon de paysage une maladie une seule
une seule maladie que nous cultivons la mort
je sais que je porte la mélodie en moi et n’en ai pas peur
je porte la mort et si je meurs c’est la mort
qui me portera dans ses bras imperceptibles
fins et légers comme l’odeur de l’herbe maigre
fins et légers comme le départ sans cause
sans amertume sans dettes sans regret sans
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
pourquoi chercher le bout de la chaîne qui nous relie à la chaîne
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous ferons sonner en nous les verres cassés
les monnaies d’argent mêlées aux fausses monnaies
les débris des fêtes éclatées en rire et en tempête
aux portes desquelles pourraient s’ouvrir les gouffres
les tombes d’air les moulins broyant les os arctiques
ces fêtes qui nous portent les têtes au ciel
et crachent sur nos muscles la nuit du plomb fondu
je parle de qui parle qui parle je suis seul
je ne suis qu’un petit bruit j’ai plusieurs bruit en moi
un bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide
aux pieds des hommes pressés courant avec leur morts autour de la mort qui étend ses bras
sur le cadran de l’heure seule vivante au soleil
le souffle obscur de la nuit s’épaissit
et le long des veines chantent les flûtes marines
transposées sur les octaves des couches de diverses existences
les vies se répètent à l’infini jusqu’à la maigreur atomique
et en haut si haut que nous ne pouvons pas voir avec ces vies à côtés que nous ne voyons pas
l’utltra-violet de tant de voies parallèles
celles qui nous aurions pu prendre
celles par lesquelles nous aurions pu ne pas venir au monde
ou en être déjà partis depuis longtemps si longtemps
qu’on aurait oublié et l’époque et la terre qui nous aurait sucé la chair
sels et métaux liquides limpides au fond des puits
je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous
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Pour faire un poème dadaïste
Pour faire un poème dadaïstes
Prenez un journal
Prenez des oiseaux
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l’article.
Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.
Agitez doucement.
Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre dans l’ordre où elles ont quitté le sac.
Copiez consciencieusement.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voici un écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore qu’incomprise du vulgaire.
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La face intérieure (extrait)
Alors le feu partit entre les hommes
Espagne mère de tous ceux que la terre n’a cessé de mordre depuis que dans la mort ils ont cherché la cruauté de vivre
la force du soleil aux poutres des vieux pains
II n’y a pas de sourire qui n’ait fondu en sang
les cloches se sont tues les yeux écarquillés
ce sont des poupées d’horreur qui mettent les enfants au lit
l’homme s’est dépouillé de la misère des mots
les champs montrent leurs crocs les maisons éteintes
celles restées debout dans les linceuls sèchent au soleil
disparaissez images de pitié sous les dents dénudées
les botes font sonner la monnaie des traîtres…
J’aurais eu la clarté pour moi
Sur les routes de Joigny au soleil enlacé
que suis-je à l’abri d’une apparence en marche
onze ans de mort ont passé sur moi
et la bruyère n’a pas attendu le prix de sa fougue
n’a pas attendu la récompense de son calme
pour signifier à la vie les pompes du renouvellement
tandis que rêche écorce montagne de rafales
j’ai dépassé en course l’immortalité de l’illusion…
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pélamide
a e ou o youyouyou i e ou o youyouyou
drrrrrdrrrrdrrrrgrrrrgrrrrrgrrrrrrrr
morceaux de durée verte voltigent dans ma chambre
a e o i ii i e a ou ii ii ventre montre le centre je veux le prendre ambran bran bran et rendre centre des quatre
beng bong beng bang où vas-tu iiiiiiiiupft
machiniste l’océan a o u ith
a o u ith i o u ath a o u ith o u a ith
les vers luisants parmi nous
parmi nos entrailles et nos directions
mais le capitaine étudie les indications de la boussole
et la concentration des couleurs devient folle
cigogne litophanie il y a ma mémoire et l’ocarina dans la pharmacie
sériciculture horizontale des bâtiments pélagoscopiques
la folle du village couve des bouffons pour la cour royale
l’hôpitale devient canal
et le canal devient violon
sur le violon il y a un navire
et sur le bâbord la reine est parmi les émigrants pour mexico
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froid jaune
nous allons nuages parmi les esquimaux
embellir la convalescence de nos pensées botaniques
sous les crépuscules tordus
ordure verdie vibrante
blan
j’ai rangé mes promesses confiserie hôtelier dans sa boutique
paulownias définitives
l’éloignement se déroule glacial et coupant comme une diligence éloignement pluvieux
adolescent
ailleurs sonore
piéton fiévreux et pourri et
rompu et broderies réparables
je pensais à quelque chose de très scabreux
calendrier automnal dans chaque arbre
mon organe amoureux est bleu je suis mortel monsieur bleubleu
et du cadavre monte un pays étrange
monte monte vers les autres astronomies
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Tristan Tzara, pseudonyme de Samuel Rosenstock, est né en 1896 en Roumanie. Il écrit dès son adolescence. En 1915, il quitte la Roumanie et s’installe à Zurich où, avec Hugo Ball, il fonde le Cabaret Voltaire qui édite une revue, Dada, à partir de juillet 1917. Jusqu’en 1921 il écrit plusieurs manifestes pour la scène (publiés en 1924 sous le titre Sept manifestes Dada), contre la guerre mais aussi contre la littérature et l’art tels qu’ils sont produits. Ses poèmes et ses sketches sont vite connus à Paris où il vient en 1920, accueilli notamment par André Breton et Picabia. Sa poésie cherche avec les mots ce qu’ont fait des peintres comme Matisse et Picasso, loin des projets de Breton et des futurs surréalistes : il s’en sépare dès 1921.
En 1931, il retrouve pour un temps les surréalistes par son rapprochement avec le Parti communiste. Il y adhère, mais rejette l’idée d’une poésie au service d’un idéal révolutionnaire. Organisateur pendant l’Occupation du Comité national des écrivains dans le Sud-ouest, il quitte le Parti communiste en 1956, quand les Soviétiques envahissent la Hongrie. Il meurt à Paris en 1963.
Passionné notamment par les anagrammes, il a conduit des recherches érudites sur les œuvres de Villon et de Rabelais. Il a également écrit de nombreuses études sur la poésie (Corbière, Apollinaire, Éluard, Nazim Hikmet, Reverdy, etc.) et l’art contemporain (Arp, Klee, Ernst, Picasso, etc.). Son œuvre reste peu connue, malgré l’édition en 5 volumes préparée par Henri Béhar (Flammarion, 1975-1981).
Bibliographie
extraits, pour la bibliographie intégrale, on consultera l’édition des œuvres complètes.
La Première aventure céleste de M. Antipyrine, 1916.
Vingt-cinq poèmes, 1918.
Le cœur à barbe, 1922.
Sept manifestes Dada, 1924.
Mouchoirs de nuages, 1925.
Sonia Delaunay, 1925.
De nos oiseaux : poèmes, 1929.
L’arbre des voyageurs, 1930.
L’homme approximatif, 1931 .
Où boivent les loups, 1932.
L’antitête, 1933.
Grains et issues, 1935.
La main passe, 1935.
Ramures, 1936.
Sur le champ, 1937.
La deuxième aventure céleste de M. Antipyrine, 1938.
Midis gagnés, 1939.
Ça va, 1944.
Entre-temps, 1946.
Le cœur à gaz, 1946.
Terre sur terre, 1946.
La fuite : poème dramatique en quatre actes et un épilogue, 1947.
Le surréalisme et l’après-guerre, 1947.
Le poids du monde, 1951.
La face intérieure, 1953.
À haute flamme, 1955.
La bonne heure, 1955.
Parler seul, 1955.
Le fruit permis : poèmes, 1956.
La Rose et le chien, 1958.
Juste présent, 1961.
Lampisteries, précédé de Sept manifestes Dada, 1963.
40 chansons et déchansons, 1972.
Œuvres complètes, Flammarion, 1975-1982, 5 volumes.
Cinéma, calendrier du cœur abstrait, maisons, 2005.
Découverte des arts dits primitifs, suivi de Poèmes nègres, 2006.
Études
René Lacôte, Tristan Tzara, 1952.
François Buot, Tristan Tzara [biographie], 2002.
Michel Sanouillet, Dada à Paris, CNRS, 2005 [réédition].
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