«Notre responsabilité est-elle donc de citer et de répéter sans fin les mots des autres afin de les aider à survivre? Ou bien sommes-nous responsables de quelque chose d’autre, du geste unique qui aura d’abord produit de telles paroles et donc permis de telles citations? Citons-nous simplement pour répéter les mots de l’autre, ou bien nous le faisons pour donner corps à un geste inimitable, une façon singulière de penser, une manière comique de parler?»Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde.
Comment parler de l’autre à qui l’on survit? Comment canoniser sa mémoire sans le trahir? Comment lui rendre hommage sans le faire mourir une deuxième fois? Comment témoigner de celui qui n’est plus là sans l’écraser sous un témoignage égotiste centré autour de ce qu’il nous laisse, de nos propres douleurs et de nos propres souvenirs? Derrida a sans arrêt remis en jeu ces questions dans les oraisons funèbres qu’il écrivait, malgré tout, à chaque mort d’un proche. «Parler est impossible, dit-il, mais se taire le serait, ou s’absenter ou refuser de partager sa tristesse[1].» Parler malgré tout. D’abord, malgré la souffrance qui nous laisse interdits et rend toute prise de parole impensable, et pourtant nécessaire. Malgré aussi l’impossibilité de choisir entre ces deux infidélités : d’un côté, se contenter de citer, s’effacer devant la parole du mort serait un «trop de fidélité [qui] finirait par ne rien dire, et ne rien échanger, il retourne à la mort. Il y renvoie, et renvoie la mort à la mort[2].» De l’autre, en évitant toute citation, toute identification, dit Derrida, « on risque de le faire disparaître encore, comme si on pouvait ajouter de la mort à la mort, et indécemment la pluraliser ainsi. Reste à faire et à ne pas faire les deux à la fois, corriger une infidélité par l’autre[3]».
Témoigner comment, et témoigner pour qui? Derrida le rappelle, une autre trahison serait de croire que l’on continue à parler à cet autre, et pour cet autre ; un autre qui est irrémédiablement et à jamais absent. On le sait, depuis Freud, que le travail de deuil «normal» passe par un mouvement d’intériorisation de l’objet aimé. L’autre n’est pas nous, mais est une image en nous, «intériorisation de ce qui ne saurait jamais être intériorisé, de ce qui est toujours devant nous et au-delà de nous[15] » : À la mort de l’autre, nous sommes voués à la mémoire, et donc à l’intériorisation, puisque l’autre, au-dehors de nous, n’est plus rien; et depuis la sombre lumière de ce rien nous apprenons que l’autre résiste à la clôture de notre mémoire intériorisante [. La mort ] rend manifestes les limites d’un moi ou d’un nous tenus d’abriter ce qui est plus grand et autre qu’eux hors d’eux en eux[4].
Peut-être alors faut-il commencer par accepter qu’au tout commencement de l’écriture, on écrit avant tout pour soi? Pas encore pour construire une mémoire, mais pour colmater l’absence intolérable, le trou que laisse celui qui vient de nous quitter. Dans son analyse du deuil, Freud remarque que le processus passe paradoxalement par une période d’intense dépense d’énergie envers le sujet mort, pendant laquelle chacun des souvenirs et des espoirs est surinvesti[5]. «Il ne s’agit donc pas d’une acceptation ou d’une résignation au fait que l’objet n’existe plus, mais d’une recherche d’intimité avec cet objet, d’une volonté de savoir ce qu’il en est de la mort et du mort, et par conséquent de comprendre les contours et les fils qui tissent une vie[6].» Pour mieux comprendre le processus à l’oeuvre, Freud le compare aux fils de la cicatrice qui doivent être maintenus le plus serré possible tant que la plaie est ouverte. Ce n’est qu’après s’être assuré de la cicatrisation que l’on peut s’en débarrasser[7].
[1] Jacques Derrida, Mémoires – Pour Paul de Man, Paris, Galillée, 1988, p. 15.[2] Toutes les oraisons funèbres écrites par Derrida ont été rassemblées dans un recueil, publié d’abord en anglais en 2001, puis en français en 2003. Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galillée, 2003, p. 71-72.[3] Ibid., p. 71-72.[4] Ibid., p. 53.[5] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot, 2011.[6] Ibid., p. 31.[7] Cette image rappelle aussi que l’étape finale du deuil coincide avec une cicatrisation, donc une immobilité, une staticité des liens avec le défunt. C’est l’étape des récits ordonnés, linéaires qui ensevelissent le mort, le font mourir une seconde fois.