Trois ans après le suicide de son père, le juge Gilles Boulouque - qui est à l'origine de son premier livre, Mort d'un silence, Clémence Boulouque affronte une autre tragédie: le suicide de sa meilleure amie de lycée, Julie, dans les années 90, marquant comme une mélodie douloureuse et secrète son adolescence.
Tel est le thème de Je n'emporte rien du monde. Court, bouleversant dans sa retenue et sa sincérité, ce récit qui s'ouvre comme une boîte à musique, dépasse - de loin - le cadre strict du témoignage autobiographique, pour nous interroger sur le sens de l'écriture qui veut dire la vie, là où se déploient les ombres énigmatiques de la mort. Des pages de toute beauté jalonnent son livre sur ce sujet intime et délicat, amorcé avec le deuil du père qui lui a donné à connaître la compagnie des disparus, cette façon de lire leurs traces comme du braille, de passer la main sur du vide, de continuer d'entendre leurs voix. (...) Je voudrais croire que les disparus viennent nous retrouver, dans nos fragilités. Leur présence se fait plus intense quand nous aurons bientôt besoin d'eux. Ils le devinent. J'ai compris, une nuit, qu'ils m'empêchent d'être seule quand tout déferle. Parce que trébucher n'est rien, les coups ne peuvent rien, leur trace est une inflexion de vie.
Dans les yeux des endeuillés, pour Clémence Boulouque, se prolonge invisible, l'histoire sans fin de ceux qui nous ont quitté, nous interpellent, nous réconfortent: Je leur dois le bonheur qui a glissé entre mes mains. Eux, me filent. Je les suis, je suis eux, et ils m'ont donné leur procuration, leur énergie, et ils murmurent une envie de continuer à vivre ou, peut-être, leur regrets ne n'avoir pas assez aimé ce qu'ils quittaient.
Ainsi de Julie, l'amie inséparable, dans ce monde de titubants solitaires. La part manquante, ce fragment de vie arraché à la vie de l'auteur à laquelle répond celle de la disparue qui par des voies mystérieuses insuffle sa force aux vivants. Pourtant, avec une infinie douceur, Clémence Boulouque n'esquive pas, dans ce travail du deuil et de la résilience, la vision peut-être déformée ou mythifiée de la mémoire, prélude à la guérision, mais non à l'oubli: Le monde est fait pour qu'on s'en échappe. Alors je le fixe puis je ferme les yeux. Et je te retrouve. Et je referme un cahier sans fleurs, notre livre, le livre de deux mortes, dont l'une écrit pour l'autre.
Sans aucune morbidité mélodramatique, elle conclut son récit avec ces mots de la douleur qui s'éteint: Laisser les morts nous quitter. S'en séparer. Le temps est passé. Alors le temps est venu. Je n'emporte rien du monde peut alors résolument s'ouvrir à nouveau, sur la vie, tel un livre à venir...
Parmi tant d'ouvrages complaisants, bavards et interminables, la brieveté de Je n'emporte rien du monde, sans un mot superflu, amplifie le trouble du lecteur et laisse au coeur une trace indélébile: celle de l'un des plus beaux livres de cette rentrée littéraire!
Née en 1977, Clémence Boulouque, écrivain, journaliste et critique littéraire, notamment au Figaro et à France Culture, vit aujourd'hui aux Etats-Unis et enseigne à la New York University. Parmi ses publications antérieures, ont déjà été présentés sur La scie rêveuse: Chasse à courre (coll. Folio/Gallimard, 2007), Au pays des macarons (coll. Le Petit Mercure/Mercure de France, 2005), Nuit ouverte (Flammarion, 2007), Survivre et vivre - Entretiens avec Denise Epstein (Denoël, 2008) et L'amour et des poussières (Gallimard, 2011).
Clémence Boulouque, Je n'emporte rien du monde (Gallimard 2013)
Clémence Boulouque, Mort d'un silence (coll. Folio/Gallimard, 2004)