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Morceaux choisis - Abdelwahab Meddeb

Par Claude_amstutz

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Blanche la ville
 
L'homme y vogue dans les airs
où qu'il soit il ne perd pas le ciel
et la mer toujours à la hauteur du patio
baignoire qui flotte entre les deux bleus
que les oiseaux seuls déchirent
deux trois coups d'ailes vous emportent
à l'éventail des pins
haies sur le profil des jardins
l'arche et le pont sont des corps
qui étendent des passerelles
entre les vivants et les morts
 
Je monte et je redescends
je remonte encore
j'aperçois l'ombre d'Aya
je la hèle la nuit sur l'autre trottoir
à chaque porte elle presse le pas
elle ne se retourne pas
ses talons résonnent et vibrent
au silence des lampadaires
miroir où j'entends frémir les palmes
 
Les arcs dansent à l'air de l'automne
sur la chaussée noire humectée de larmes
le choeur des pleureuses module son cri
elles forcent le thorax autour de la tombe 
pierre blanche coffre de terre
qui enferme le corps du rebelle
les paroles rassemblent ses restes
et les déportent vers l'adhésion posthume
 
Pour Aya j'ai exhumé un vieux poète
qui chantait l'ivresse
l'herbe ployait au pied de sa tombe
un cep avait cru
le poids des tibias avait écrasé les grappes
le sang de la vigne s'était mêlé à l'encre
au fond de la coupe j'ai trempé le doigt
j'ai inventé des ablutions
pour errer la nuit
je cours
les tempes battent
derrière la question
j'ai l'espoir de lever un voile
oh seulement un des mille voiles
qui couvrent la scène
où le maître ancien avait dit les mots
qui éclairent en un petit nombre de vers
 
Je les ai récités devant les pleureuses
à l'approche de la blancheur
dès qu'Aya se change en oiseau
survolant l'enceinte
entre les coupoles et les tombes
les femmes lèvent leurs bras hors du voile
l'olive entre les doigts
elles sèment des graines de chènevis
sous les rides du grès entre les deux stèles
 
Elle quitte le kiosque le jardin des morts
je marche emmêlé à ses ombres
je m'étonne des humains divisés
désoeuvrés
dans le quartier des berges
 
Je dis à Aya
je vois en une même race
deux peuples parlant deux langues
fabulant deux coupes de costumes
astiquant des signes qui divergent
 
Où sont les passages
comment traverser
entre l'une et l'autre moitiés
le gouffre sera comblé par le fracas des os
jetés selon le calcul de la cruauté
qui traque la portée des cadavres
carcasses de fer-blanc tordu
les crânes seront les pavés des ponts
l'autre peuple est chassé de vos cènes
 
Le gardien de la nuit me prévient
aucune table commune sera dressée
ne rôdez pas près de la rade
sous les arcades
il y a ceux qui mordent
tatouant au sang la chair de la joue
les deux peuples
n'orientent pas leurs oreilles
vers les sons qui déclinent
les lettres d'un même alphabet
 
Chacun cache un couteau sous le matelas
les ères se succèdent les fins se suivent
les trappes s'ouvrent
ils figent le passé
sans prendre le temps de découvrir
qu'ils disparaissent
maîtres et serfs
les pasteurs occupent la ville
bâtie par des pères
dont les enfants étaient partis
 
Leur don échoue sur les récifs
les formes chantent la gloire du lieu
les ciseaux avaient taillé dans la barrière
une tunique parée de lettres et de pierres
le linge flotte sur les balcons
le sang de la bête immolée est avalé
par la bonde des éviers
 
Les murs tremblent les ongles creusent
peintures et crépis s'effritent
le prurit atteint la chair du bâti
 

Abdelwahab Meddeb, Blanche la ville / Tunisie dans: Eglal Errera, Les poètes de la Méditerranée - Anthologie (coll. Poésie/Gallimard, 2010)


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