Le titre présente une double entrée : ou bien on lit un lien d’appartenance, mystérieux, pour ce qu’on ignore l’identité du possédant, ou bien on lit une référence à la peinture et à la couleur par l’élision de la préposition entre le nom et son complément (terre de Sienne), et c’est muni de cette hésitation qu’on appréhende le livre d’Yves di Manno ; hésitation qui ne nous quitte à aucun moment de la lecture, insistée par les deux premiers vers du livre :
« terre
mise en vers »
La terre de Sienne est une couleur de terre, l’argile la compose, aussi, le
poète nous suggère de considérer la page comme une toile, sur laquelle poser
des vers, lesquels, la référence indirecte à l’argile (à la glaise, p.35) nous
orienterait vers cette supposition, lesquels vers sont façonnés sur la page,
pour en donner une sensation quasi tactile (« J’ai toujours perçu le
langage, dans le moment de l’écriture, comme une matière charnelle, organique.
Les mots, la syntaxe, la ponctuation même, la façon d’organiser les phrases et
de mettre en vers, ont pour moi quelque chose de physique, d’éminemment
concret », écrivait-il dans « endquote »1).
Yves di Manno, sans être un poète visuel, est un visuel, il y a, en effet, dans
son travail d’écrire, un geste de regard avant tout, comme il y a chez le
peintre le geste de la main, et ce regard est ce qui pose les mots sur le grand
cadre blanc que figure une page, et ce geste du regard produit une
« incise verticale », le poème en vers, sur l’horizontalité de la
syntaxe. Mais auparavant cela, au même titre que le peintre touche, à l’aide du
pinceau, les couleurs disposées sur sa palette, le regard plonge dans ce qui entoure
le cadre blanc de la page, c’est-à-dire, le monde, la terre habitée ; cette terre
vue comme une immense plaie (« ces plaies plus que des plaintes »),
un vaste champ dévasté (qui par communion d’esprit, mais sans esprit de
ressemblance, nous rappelle à La Terre
vaine de T.S. Eliot), aussi, le pinceau évoqué dans le poème devient
métaphore du regard :
« le pinceau fouille
(mais d’une autre
manière) cette plaie d’une
autre matière »
Terre sienne, indique le titre, terre à qui… œuvre et peinture de Dieu, Dieu comme
artisan du monde ? Non point, mais une déité malgré tout, sans nom, une
étrangeté qui façonne le monde, notre terre, une entité dont le poète ignore
tout,
« la terre comme une porte
(mais ne donnant sur rien […] »
d’où ce sentiment de distance dans le possessif du titre ; cette terre
n’est pas sienne, n’est pas celle du poète, étranger sur sa propre terre. À qui
appartient cette terre plongée dans le noir ?, demande le poème, dont les
hommes sont absents. Le poème n’imite pas le monde, le poème est la
transcription d’un regard qui va au-delà des apparences, où il voit une suite
sans fin (« ne donnant sur rien »), comme une désolation,
« ni le puits vu du ciel
qu’est la terre
(le noir règne)
orbite immense déchirant
la nuit sans la
moindre lumière
sur les mourants »
Mais une désolation dont le poète veille à ce qu’elle n’envahisse pas la page, ne
soit transformée en pessimisme forcené, s’efforçant alors de regarder par-delà
le noir. Yves di Manno n’affirme rien, il regarde, avec curiosité exacerbée, intensité,
l’étrangeté de créer, l’origine du mouvement créateur, le sens de cela, et,
pour reprendre une définition de l’intensité citée dans le n°735-736 de la
revue Critique (« Les intensifs,
poètes du XXIe siècle »), l’intensité serait « tout outil
linguistique permettant de tendre vers la limite d’une notion ou de la
dépasser »2, alors le poème deviendrait :
« une peinture sans paysage
un poème
hors du langage »
[Jean-Pascal Dubost ]
1 Flammarion, 1999.
2 V. Sephiha cité par G.
Deleuze et F. Guattari dans Kafka,
éd. Minuit, 1975.
Yves di Manno, terre sienne, éditions
Isabelle Sauvage, 2012, 14€