Magazine Culture
Le terme est inapproprié mais je suis une fan de Martin Winckler. J'apprécie sa manière très littéraire d'éclairer le malaise des médecins comme de dénoncer des pratiques scandaleuses, et toujours en respectant profondément les praticiens.
C'est à lui qu'on doit la Maladie de Sachs qu'il publia en 1998 et dont Michel Deville fit une très juste adaptation cinématographique. Jusque là personne ne songeait qu'un toubib puisse lui aussi être victime de burn-out.
J'avais lu le Choeur des femmes dans le cadre du Grand Prix des lectrices de ELLE et ce livre m'avait fortement impressionnée. Son inscription au programme des classes de Seconde ne serait pas un luxe. Il y a tant de choses essentielles qu'on cache aux filles ... Le corps des femmes est une terre qui leur est si souvent inconnue.
J'attendais le livre suivant depuis 2009. J'ai pourtant mis un moment avant de me décider à l'ouvrir. C'est que le thème de la fin de vie m'était devenu trop familier pour que je puisse l'aborder sans appréhension. J'avais pourtant été en quelque sorte par le magnifique ouvrage de Joyce Carole Oates, J'ai réussi à rester en vie, et puis aussi par le très beau film de Stéphane Brizé, Quelques heures de printemps, que j'estime très largement supérieur au très primé Amour de Haneke.
Quelques heures plus tard je le refermai en gardant en mémoire que les derniers moments d'un homme sont sublimes.
J'ai appris depuis que le père de Martin Winckler était médecin. Il disait que la douleur a raison contre le médecin. On doit soulager. Après on discute. Une posture que l'on retrouve dans son livre, bien évidemment.
On a toujours été très frileux en France sur le traitement de la douleur. L'auteur cite, dans des entretiens qu'il a menés avec des journalistes, l'exemple anglais car ce pays est selon lui bien en avance par rapport à nous. C'est que les Anglais n'ont pas du tout la même approche de la mort. Je me souviens de discussions passionnantes avec des amis anglais, expliquant combien il est essentiel de "voir" le corps d'un défunt pour en intégrer la perte. Ils ne s'étonnaient pas de la manie de femmes continuant des années durant à entretenir la chambre de leur bébé mort sans parvenir à en faire le deuil, tout simplement parce qu'on leur avait retiré le corps trop vite, croyant les épargner.
La France a pris au moins trente ans de retard sur l'Angleterre dans l'emploi de la morphine pour les cancéreux. On pourrait l'expliquer par la différence de religion. Les catholiques ont le sens du masochisme dont les protestants se sont dédouanés. Mais la faute en revient surtout au corps médical qui ne la prend pas en compte spontanément.
Là encore je me souviens de l'arrivée sur le marché de la crème Emla (je la cite sans lui faire de publicité) qui appliquée par exemple sur une verrue quelques minutes avant l'intervention permettait à mes enfants d'accepter l'acte sans broncher. Comme ce fut difficile de convaincre le médecin de "perdre" ce temps à attendre son effet. Ils en verront d'autres m'avait reproché ce dermato, estimant que je faisais un caprice. Je n'ai pas cédé. Qu'apporte la douleur dans ce cas si ce n'est le dégout de la médecine ?
Elle n'a d'intérêt que comme révélateur. Quand elle est signe d'alerte je l'entend volontiers. Sinon non ... mais le retard subsiste. Comme si un malade en fin de vie risquait de devenir toxico ... ! Martin Winckler démonte l'adage qui voudrait que nous sommes tous égaux devant la mort. Je vous épargnerai les scandales pour aller à l'essentiel, la question de la qualité de la survie, jusqu'à cette phrase terrible le jour où le soignant décide de jeter l'éponge : "De toute manière c'est cuit, qu'est-ce qu'on va faire de plus, le pauvre type, renvoyez-le chez lui." (p.66) Et qu'on ne me dise pas que l'auteur exagère ou romance, cette phrase là je l'ai entendue, moi aussi.
Je me suis demandé parfois si le corps médical n'en voulait pas au patient de son impuissance à le guérir. Cela n'intéresse pas les médecins de regarder cela. C'est pourtant faisable, facile sans doute pas, mais faisable oui (p. 117) et Martin Winckler prend sa plume d'écrivain pour raconter le monde comme il voudrait qu'il soit, en ayant le fantasme que ses romans soutiennent les gens qui les lisent, et peut-être les changent.
Et c'est vrai.
En souvenir d'André se greffe sur une histoire de famille (il est toujours question de filiation et de transmission dans les romans de Martin Winckler) où le personnage principal s'appelle curieusement Emmanuel Zacks, un patronyme très proche de Sachs, comme si le hasard était crédible.
Doté d'une mémoire exceptionnelle, il devient facilement médecin, c'est lui qui le dit (p. 36). On se tourne vers lui pour rappeler ce que le patient a dit. On se félicite de ses qualités d'écoute. On s'inquiète a contrario qu'il se souvienne aussi des instructions données sans réfléchir, des paroles désagréables ... "Je répondais que je ne retenais que les choses importantes. C'était faux. Je retenais tout, et il fallait que je me censure en permanence. C'était fatigant".
Ne pouvant pas s'empêcher d'entendre, il apprend à se taire. Bientôt il ne supporte plus son travail dans le service des avortements. "Ça te fait mal de leur faire mal" (p. 40). Il migre vers l'Unité anti-douleur dont, mine de rien, l'auteur dénonce les aberrations (p.61) : "pour chaque cancéreux que nous parvenions à soulager, dix étaient soumis à des chimiothérapies inutiles." Vous avez bien lu "inutiles".
Le traitement de la douleur l'amène à aider des patients qui le supplient : je voudrais dormir, rentrer chez moi. S'il-Vous-Plaît. (p. 44)
Martin Winckler écrit aussi sur la relation amoureuse, non sans humour : Vous savez ce que font les amoureux, quand ils ont passé quarante ans ? La même chose qu'à vingt. (p. 165), sur la filiation qui se tisse entre un père et son fils, sur ce qui se joue avec les patients, expliquant au passage comment on peut agir.
Il n'élude pas la question de la légalité. Mais il ne censure pas d'effrayantes pages sur le fonctionnement des hôpitaux, la pression des laboratoires pharmaceutiques, les aberrations entre la capacité de soigner et les contraintes économiques, le droit de vie ou de mort des médecins.
On sait tout cela. On ne veut guère l'entendre. On croit qu'on passera le jour venu entre les gouttes. Illusion ... Combien de suicides bricolés pour respecter la crise de conscience du toubib qui lui, ne pèse pas très longtemps le pour et le contre en ordonnant une injection de potassium à de grands prématurés, ou en organisant un prélèvement d'organes sur des comateux ...
On a intérêt à se bien porter ... Je ne vais pas poursuivre ci en relatant un vécu personnel qui choquera en éclairant les dessous d'une médecine française peu glorieuse. J'en aurais le droit. J'ai fourni ma quote-part il y un an. Mais lisez Martin Winckler qui le fera mieux que moi.
J'allais oublier, un comble quand il s'agit de mémoire .... c'est un roman bien sur.
En souvenir d'André de Martin Winckler chez P.O.L, 2012