TU ENTRES AU PIRÉE
Soir profond. Tu entres au Pirée
apportant caisses de poissons et farine.
Salut Pirée, toi et ta crasse, ton huile, tes wagons,
et les barbeaux durs comme l’acier dans tes beuglants.
Les lanternes pisseuses des bars
au plafond de ton ciel nous éclairent la nuit
des mollets de coq arpentent la rue boueuse,
des fesses d’hommes desséchées
comme le cul d’un chien mal nourri.
Hippies de Petràlona, bellâtres de Troùba.
Salut Pirée, toi et ta pauvreté,
tes putes, les entrepôts de raisin sec.
Dimitràkis, la furie dans la tête,
a jailli comme l’obus qui part tout seul.
Une courbe de fusée, il s’est éteint là-haut,
avant la chute.
Notre meilleur ami s’est pointé soudain
après dix ans… — «Salut, vous me remettez ?»
Et nous —»Mìtsos, comment va», mais lui
est reparti, dans le vent… et dans les rues criaient, s’injuriaient
brutes et voyous, trafiquants et camés.
Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.
Voilà tes filles tapineuses, décorées comme des orgues de barbarie,
prenant les passes comme on communie,
dans les bordels de Filolàou, qui puent la moisissure,
nues sur le dos, comme des cuvettes sèches
attendant l’eau de pluie dans le lit obscur,
les visiteurs toujours troubles, solitaires,
des hommes immenses comme les anciennes maisons,
des chagrins qui émergent à marée basse.
Voilà tes filous, Pirée,
qui refilent des montres à bas prix dans les rues
Les camés qui sans rémission descendent
les loukoums à la régalade
Voilà les chauffeurs, pas rasés, buvant leur salep
souillé de jurons, croix et saintes vierges
Les marins chômeurs dans les gargotes
Les travailleurs pakistanais
drapés dans leur solitude sur les bancs
voilà les mères de l’équipage du bateau naufragé
devant les bureaux de la compagnie, fermés.
Voilà ta vie, Pirée, voilà mon bien.
L’ange est mort dans le drap
quand ses cheveux de soie ont marqué le monde
un peu au-delà du front
un peu au-dessus des lèvres, à la porte de l’hosto.
Laissez-moi donc le voir. Le Christ enfant.
Sa chemise pleine de sang, de poussière de ciment
et le patron dans le couloir, dénouant sa cravate.
Laissez-moi donc le voir.
Le Christ enfant.
Le Christ, ils l’ont bouffé, sans que jamais il sache
ce qu’il a donné dès sa jeunesse à notre monde.
Soir profond. Tu entres au Pirée
apportant caisses de poissons et farine.
Seul.
Et la ville qui te suit de loin, fidèle.
Comme la poésie, fidèle,
aux derniers instants de ta vie.
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ALCESTE
Alceste fatalité profondément cachée Alceste mon destin
quand un matin soudain je crus
ne plus pouvoir supporter le bonheur
voici ton visage dans mes mains
la barque par toi trouvée dans le petit port
dix jours sans son pêcheur
et voici ton corps carrière fermée
où j’attendais dans un coin l’explosion
tout seul, Alceste, j’ai crié.
Au fond de moi tu viens, tu te glisses,
et mes paroles comme des cailles
effrayées s’envolent des décombres.
Tu prends mes mains
et elles t’attendent, comme la nourrice les deux petits enfants
qu’elle emmène en promenade après la fièvre, elles t’attendent.
Au fond de moi tu viens, tu te glisses,
ou dans le rêve où je t’ai perdue naguère et soudain
d’une troupe ambulante mon sommeil devenait la scène
où le vent renversait le décor
ne laissant que la lampe tempête, la cruche d’eau
et la main suspendue, tenant les fils,
qui agitait les marionnettes, Alceste, les agitait.
Mon cerveau est une mer étale,
qu’agite le doute sur ton amour, Alceste,
une main hors de l’eau
dernier signal de qui se noie,
mon âme est une clairière à l’heure de la foudre
pour t’observer d’un œil qui s’ennuie
ou t’éclairer par une fissure de ciel,
Alceste, pour t’éclairer.
Alceste, chambre d’échos du temps intact
cris étouffés petits oiseaux qui volent bas dans le plaisir
main qui me touchant fit sur mon épaule
dans le creux du marbre un néflier fou fleurir.
D’une statue de femme archaïque tu es la tête,
trouvée dans le champ d’un paysan pauvre
et il la cache,
pour être seul, le soir, à la voir.
Tu es le bateau qui lève l’ancre
après avoir semé le malheur,
la mine qu’un malchanceux prend pour un réveil
et elle lui fait sauter trois doigts
pour que tu restes à t’occuper des autres
tels deux petits orphelins quand baptisant le premier
on apporte aussi un cadeau à l’autre,
le bijou que le voleur ne peut vendre
car au marché tout le monde sait qu’il est à moi,
l’illumination — la nuit — de la ville, cette extase d’or
que du haut des montagnes cherchant à comprendre
la bête isolée observe et s’étonne,
la brise qui troublait mon corps — sa blessure
le jardin clos
et la salive chemin du serpent
sur tes mamelons le soupçon de l’autre homme
lorsqu’en secret, Alceste, ma langue les interrogeait
les interrogeait en secret.
Alceste!
Maison dont on changea un jour la serrure en mon absence,
colline du quartier-général
où je monte voir le soir les territoires occupés où je monte
et parapluie, enfin, dont je suis privé
quand je traverse seul,
quand je traverse les montagnes de l’âme.
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LA RENCONTRE
Un enfant au-dessus de chez nous
joue des sérénades funèbres
jusqu’à la nuit tombée, puis va dormir.
Je me dis parfois
croisant sa mère dans l’entrée
que je devrais m’arranger un peu, lui dire un mot,
comme «longue vie et santé, que Dieu le protège»,
et tout ça.
Elle me dira peut-être,
«venez un de ces soirs, pour passer le temps,
venez prendre le thé, venez donc…»
Seulement voilà, ma vieille, depuis des années
tu n’as même pas une robe correcte.
En plus tu boites un peu,
alors tu te vois traîner la patte, comme une après-midi tombant de sommeil,
chez les autres…
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Ma patrie terrible
Temps détestable sur ma patrie terrible
et cruel vent du sud implacable en juillet !
Nous faisions voyager notre mère décédée
avec le wagon de la ligne
beaucoup de monde dans le couloir et sa soute remplie
avec des malles, des meubles,
et au milieu, en hauteur, son cercueil
comme quand nous portions autrefois une boite, dans la famille,
avec des poupées, aux enfants.
Tranquille, le cimetière, quand nous sommes arrivé ensuite,
de ma patrie terrible,
et enjoués nos compatriotes et souriants tous
sur leurs photos dessus les croix
assis parmi les vérandas toutes neuves et les hortensias
alors qu’il soufflait la mort, le soleil, sur la haie de la maison
et qu’un morceau de corps de reptile
des fourmis le traînaient vers le nid, des fourmis le traînaient.
Vivaldi apportait autrefois des petites, des fillettes, au salon
(nous sommes restés tous un moment à nous souvenir encore une fois)
en crinoline elles dansaient dans les marguerites,
et des champs d’allégresse enfantine
avec des nuages et des arcadies par millier, Brueghel, et des animaux,
et parmi eux une vache paisible
passant seule au crépuscule
avec ses pis comme deux lampes lumineuses
de cent bougies chacune, et des poules et des mares,
et des baquets de lessive avec de grosses paysannes, il apportait.
« Celle qui est descendue à la rivière
avec sa tunique blanche pour être baptisée
elle a les pieds nus et elle a une gorge à trancher
- chantaient les petits enfants avec les mandolines -
des garçons courent sans méfiance
pour attraper dans les eaux la croix
tel un poisson brille l’alliage dans le lit,
je suis venu te prendre, lui dit cet inconnu,
mais ils sont bleus mes yeux comme le ciel
et ne voient pas eux non plus,
les voix des laudes éclair dans la mi-journée
et le traître a l’œil inquiet
en mangeant froides ses lentilles, à l’auberge, le jour de la fête,
les tilleuls au-dehors lui tiennent compagnie
et les peupliers tremblent comme son corps ».
Rigide patrie, sicilienne !
Ronciers empoussiérés
et ajoncs qui tiraillent les pantalons !
Tractations, mensonges, alors que « Pancho », le voilà
dans le film en plein air
qui descend le soir paraît-il pour « attaquer » le Sud
il traîne avec lui des brutes
de ceux que les putes tiennent pour leurs petits frères
et qui tiennent eux-mêmes le pistolet pour un jeu,
ils effraient à mort jusqu’à leur pauvre père
blessent leur mère par fanfaronnade
et font courir le fils du voisin comme le jeune coq,
leur haleine pue la boisson,
à travers les plaines d’août où on brûle les chaumes
et à travers les petits cimetières désertés, ils passent.
Une voix me criait hier dans mon sommeil
« viens voir tes domaines
où tu as couru – me disait-elle – enfant »,
« moi je ne peux pas voir mes domaines
car mon cœur est de charbon – je lui répondais -
viens voir tes premières années
et les sources fraîches, viens », me redisait la voix !
C’est un endroit que je cherchais où le boulanger ferait le pain
comme autrefois quand le fournil sentait la nuit,
les habits seraient lavés dans le jardin
avec toutes les imperfections que laisse la main
et l’artisan du fer
fondrait le métal avec des moyens primitifs
- je lui ai demandé un briquet artisanal en souvenir,
il a cherché – « Prends – m’a-t-il dit – celui-là
possible que ton oncle l’ait fabriqué
il travaillait ici autrefois, il est mort et tu ne l’as pas connu »,
il y a mis le nécessaire, l’a allumé,
son visage à travers les étincelles s’est animé, il s’est éclairé,
comme brillait, quand on était petit, en octobre,
avant qu’on commence, à douze ans, l’école.
Ô patrie, éternel tourment de la première amoureuse.
Ô vie coupée par le milieu,
et ô jeunesse depuis lors, finalement, blessée
comme une petite fille avec sa belle robe
qui marchait en équilibre sur la ligne
du train abandonnée, marchait en équilibre.
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L’ÉTRANGER
Car l’étranger dans la journée ne connaît pas la ville.
L’étranger la connaît le soir, quand elle dort.
Il repart au matin, l’air dur
De qui a cherché en vain.
Toi qui l’aimas un jour
quand tu le verras passer devant ta porte,
donne-lui un peu de l’ancienne tendresse.
Et pense après des années
Que par ta vie un jour Ulysse est passé..
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Yorgos Markopoulos Né à Messìni (Péloponnèse) en 1951, il a fait des études d’ingénieur à Athènes, où il vit aujourd’hui.
Il a publié sept recueils de poèmes :
Septième Symphonie (1968)
Huit plus un morceaux faciles et les brigands des enfers (1973),
Tristesse de la banlieue (1976)
Les Artificiers (1979)
Histoire de l’étranger et de l’affligée (1987)
Ne recouvre pas la rivière (1998, Prix national de poésie)
Chasseur caché (2010).
Ces poèmes et quelques autres sont disponibles en édition bilingue dans la collection Desmos / Cahiers grecs.
Il figure également dans l’anthologie Les Poètes de la Méditerranée, Anthologie. Poésie/Gallimard, Paris, 2010.