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Tunisie: le printemps gâché

Publié le 12 février 2013 par Africahit

L'assassinat d'une des figures de l'opposition a ébranlé le pays dans ses profondeurs. Il sanctionne l'échec des islamistes à remettre le pays sur les rails. Laissant se multiplier les dérives salafistes, ils ont conduit dans l'impasse une révolution aux aspirations plurielles. 

Tunisie: le printemps gâché

Depuis plus d'un an, en Tunisie, la situation ne cesse de se dégrader. Au pouvoir depuis les élections d'octobre 2011, le parti islamo-conservateur Ennahdha avait pourtant toutes les cartes en main pour réussir.

AFP/Fethi Belaid

Le deuil et la colère. Abattu devant son domicile, le 6 février, de trois balles tirées à bout portant, l'avocat Chokri Belaïd, porte-voix de la gauche radicale et laïque, a été enterré deux jours plus tarddans les effluves des gaz lacrymogènes, en présence de plusieurs dizaines de milliers de Tunisiens venus lui rendre un dernier hommage. 

L'onde de choc est à la mesure du gâchis. Depuis plus d'un an, en Tunisie, la situation ne cesse de se dégrader: violence endémique, incapacité de l'assemblée constituante à produire autre chose qu'un brouillon -elle était censée doter le pays de nouvelles institutions avant le mois d'octobre 2012-, blocage politique, explosion du chômage... Résultat: une instabilité qui fait fuir investisseurs et touristes.  

La montée de la violence

2011Le 23 octobre, élection d'une assemblée constituante. Ennahdha obtient 89 des 217 sièges.12 juin 2012 Des salafistes attaquent une galerie d'art à La Marsa, près de Tunis.14 septembre 2012 L'ambassade des Etats-Unis est assiégée par des islamistes à la suite de la diffusion sur Internet d'un film islamophobe.18 octobre 2012 A Tataouine, les "Ligues de protection de la révolution" interviennent pour interdire une réunion du parti Nidaa Tounès, dont le coordinateur local est lynché.4 décembre 2012 Les "ligues" s'en prennent au siègede l'UGTT, à Tunis.6 février 2013 Chokri Belaïd est assassiné. 

Au pouvoir depuis les élections d'octobre 2011, le parti islamo-conservateur Ennahdha avait pourtant toutes les cartes en main pour réussir. Il avait la légitimité des urnes et bénéficiait du soutien de deux formations non islamistes, l'une sociale-démocrate et l'autre -le Congrès pour la République, du chef de l'Etat, Moncef Marzouki- nationaliste. Cette alliance aurait pu être pour les islamistes une chance, pour peu qu'ils aient su la saisir. En juin dernier, encore,Moncef Marzouki évoquait dans les colonnes de L'Express le "compromis historique" qu'il appelait de ses voeux, tout comme, sans doute, un très grand nombre de Tunisiens. Il en précisait ainsi les termes: "Nous rejoignons [les islamistes] dans leur attachement à l'identité arabo-musulmane, et ils nous rejoignent sur les valeurs de la démocratie et des droits de l'homme." Un pari aujourd'hui en passe d'être perdu. Malgré quelques décisions encourageantes au tout début, comme le refus des instances dirigeantes d'Ennahdha d'inscrire la loi islamique dans la Constitution, le parti a ensuite renoncé, sous la pression conjuguée d'une base radicalisée et d'un courant salafiste qui risquait de lui disputer la rue, à l'aggiornamento que d'aucuns espéraient. 

Les "ligues de protection de la révolution", milices ultra

Ces extrémistes commencent à faire parler d'eux dès le lendemain des élections, en octobre 2011. Ils attaquent alors les locaux d'une chaîne de télévision "coupable" d'avoir diffusé un film blasphématoire à leurs yeux. Dans les mois qui suivent, ils multiplient les exactions contre les journalistes, les artistes et tous ceux qu'ils accusent de s'en prendre aux "valeurs du sacré". En toute impunité. Car les autorités laissent faire. Souvent, même, ce sont les victimes qui se retrouvent sur le banc des accusés. Le fait d'armes le plus spectaculaire des salafistes sera, en septembre, l'attaque de l'ambassade américaine à Tunis. Depuis lors, ils s'en prennent surtout aux mausolées soufis: une bonne dizaine ont été saccagés sans que, là encore, les auteurs des profanations soient inquiétés.  

Ces derniers temps, d'autres fauteurs de troubles font leur apparition : les "ligues de protection de la révolution". Issues des comités de quartier formés spontanément après la chute de la dictature de Ben Ali, elles n'ont pas, officiellement, de lien organisationnel avec le parti Ennahdha. Pour la plupart des observateurs, cependant, elles jouent le rôle de milices au service de la branche la plus radicale de la formation islamiste, dont elles accompagnent la "dérive fascisante", selon l'expression du journaliste et essayiste tunisien Samy Ghorbal (1). "Nous sommes confrontés à une tentative de confiscation du pouvoir", ajoute-t-il. Car l'objectif des ligues est d'empêcher toute expression dissidente, aussitôt taxée de contre-révolutionnaire. 

Leur regain d'activisme constitue-t-il une réponse à la réorganisation de l'opposition politique, laminée dans les urnes en octobre 2011? C'est possible. Le mouvement Nidaa Tounes émerge à partir du milieu de 2012, avant de prendre la tête d'une coalition centriste; sous la houlette de l'ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi, il entend concilier la démocratie et l'héritage moderniste du "père" de l'indépendance, Habib Bourguiba. Au même moment, la gauche radicale se rassemble dans un "Front populaire", autour d'Hamma Hammami et de Chokri Belaïd, deux figures de la résistance à la dictature. De quoi inquiéter, sans doute, les "faucons" d'Ennahdha.  

"Conscience de la révolution"

Le 18 octobre 2012, un représentant local de Nidaa Tounes est lynché à Tataouine (sud) par les "gros bras" des ligues. Le 22 décembre, ils empêchent le même parti de tenir un meeting à Djerba. Le 2 février, ce sont deux réunions du Parti républicain deNejib Chebbi, membre de l'alliance centriste, qui sont perturbées. Le même jour, au Kef, un meeting présidé par Chokri Belaïd est interrompu et 11 personnes sont blessées au cours des affrontements... Les ligues s'en sont prises aussi, le 4 décembre, à l'UGTT, la puissante centrale syndicale, dont elles ont attaqué le siège, à Tunis. Une action qui leur a valu d'être qualifiées parRached Ghannouchi, patron d'Ennahdha, de "conscience de la révolution". Quelques semaines auparavant, le syndicat, véritable institution nationale, avait proposé de parrainer un "dialogue" entre toutes les formations du pays, afin de sortir du blocage institutionnel. Une offre aussitôt rejetée par la formation islamiste. 

Un climat délétère empoisonne le débat politique. "Il n'y a aucun respect des différences, pas d'acceptation de ce que l'autre peut penser différemment", déplore l'avocate et militante des droits de l'homme Radhia Nasraoui. Journalistes, syndicalistes, militantes féministes, membres de l'opposition sont régulièrement insultés sur les réseaux sociaux. Ces appels à la haine sont relayés à l'heure de la prière dans certaines mosquées. Des insultes, on était, ces derniers temps, passé à des menaces de mort et à la diffusion de listes de personnes à abattre. Dont Chokri Belaïd. 

"Les islamistes sont dans le déni du peuple"

Comment en est-on arrivé là ? Pour l'universitaire français Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabo-musulman et professeur à Sciences po (2), le parti Ennahdha porte une lourde responsabilité dans ces dérives. "La question, dit-il, n'est pas de savoir si les islamistes ont un agenda caché ou pas, s'ils sont perméables, ou pas, à la culture démocratique. Elle est de savoir s'ils comprennent la période historique que vit la Tunisie. Et la réponse est non. Ils n'ont compris ni l'esprit ni la portée de la révolution. Ils n'y ont vu qu'une occasion de maximiser leurs gains, alors qu'ils n'y avaient en rien participé. La mort de Chokri Belaïd, par l'émotion qu'elle a soulevée, n'est pas sans rappeler celle de Mohamed Bouazizi, en décembre 2010. Comme Ben Ali, à l'époque, les islamistes sont aujourd'hui dans le déni du peuple. L'argument selon lequel ils ont été élus en octobre 2011 ne tient pas. Ils n'ont pas été portés au pouvoir pour y rester, mais pour doter le pays, dans un délai d'un an, d'une nouvelle Constitution. Ils ont dévoyé leur mandat."  

L'assassinat de Chokri Belaïd et l'esprit de résistance manifesté par la population à l'occasion de ses funérailles seront-ils suffisants pour provoquer un sursaut de patriotisme? Les dirigeants d'Ennahdha, qui ont parfois connu l'exil et ont longtemps été tenus à l'écart des sphères du pouvoir, finiront-ils par comprendre que la Tunisie est plurielle et qu'il est illusoire de penser qu'un camp puisse, à lui seul, remporter la mise ?  

"Jebali essaie de sauver Ennahdha"

Le parti est divisé. Conscient de la crise que traverse le pays, le Premier ministre et n°2 d'Ennahdha, Hamadi Jebali, plaide depuis plusieurs mois déjà, au nom de l'intérêt national, pour un remaniement ministériel. Il suggérait notamment que la formation islamiste abandonne, dans un souci d'ouverture, les portefeuilles clefs de la Justice et de l'Intérieur, ainsi que celui des Affaires étrangères, dont l'actuel titulaire - un gendre de Ghannouchi - s'est révélé d'une incompétence rare et fort peu soucieux des deniers de l'Etat. Sa copie retoquée par les instances dirigeantes d'Ennahdha, il avait dû, le 26 janvier dernier, jeter l'éponge.  

Dans la soirée du 6 février, quelques heures après le décès de Chokri Belaïd, il annonçait son intention de former "un gouvernement de compétences nationales, sans appartenance politique, qui [aurait] un mandat limité à la gestion des affaires du pays jusqu'à la tenue d'élections dans les plus brefs délais". Initiative aussitôt rejetée, sur les réseaux sociaux, par les radicaux d'Ennahdha, au nom de la "légitimité des urnes". "Nous avons gagné les élections, nous devons assumer nos responsabilités", clame Chaker Sayari, l'un des responsables de la jeunesse d'Ennahdha, venu avec quelques autres, au lendemain des obsèques de Chokri Belaïd, "défendre" le siège du parti dans le quartier de Montplaisir, au centre de Tunis. "Jebali essaie de sauver Ennahdha, commente Jean-Pierre Filiu. Par chance pour ce parti, ce Premier ministre-là a un peu plus d'un an de culture de gouvernement et un sens du compromis."  

Si Rached Ghannouchi choisissait, une nouvelle fois, de donner raison aux faucons de la mouvance islamiste, le chef du gouvernement n'aurait pas d'autre choix que de démissionner. La logique de l'affrontement l'emporterait alors, ouvrant un nouveau chapitre dans l'histoire, encore très courte, de la révolution tunisienne. "La responsabilité de Rached Ghannouchi est immense, souligne encore Jean-Pierre Filiu. Il a cru pouvoir jouer sur tous les tableaux, sans comprendre qu'en période révolutionnaire c'est le peuple qui a le dernier mot. C'est lui, Ghannouchi, qui a précipité Ennahdha dans cette impasse." 

(1) Auteur d'Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète. Cérès éditions (Tunisie), 2012, 197 p., 10 euros. 

(2) Auteur du Nouveau Moyen-Orient. Fayard, 2013, 402 p., 22 euros. 



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