Certains morts empoisonnent les vivants. La narratrice
redoute un coup (au sens littéral) de téléphone qui lui annoncera un décès,
celui de sa grand-mère. Elle ne peut faire que respirer l’attente, dans un
présent qui s’étire, une temporalité hivernale qui lui rappelle sans cesse
cette mort annoncée attaquant jusqu’à sa langue, ses souvenirs, son corps. Cette
dernière désapprend le temps, l’habitude, le quotidien, le travail et les devoirs,
puis sent progressivement monter la mort dans sa propre chair : comme si la
peau se retroussait inéluctablement pour découvrir ce squelette qui nous
constitue tous comme membre d’une seule espèce mortelle.
Une série de brefs chapitres non numérotés raconte cette attente de l’assaut
final, jour après jour, tandis que l’hexamètre du titre regroupe, en quelques
mots, la fin de ce temps-ci, le pharmakon, et la prise au piège d’un sujet qui
ne peut se révolter qu’en survivant
dans l’espace d’un texte polyphonique. Ainsi, le surgissement des souvenirs heurtant
la solitude du présent fait entendre les bribes d’un conte breton qui relie la
narratrice à une temporalité inarticulée : un champ sonore et visuel,
mélodieux et rythmé dans lequel elle fut bercée, aimée, entourée, protégée. Si
la mort renonce au sens, le conte, lui, maintient son exigence, et fait
remonter la voix des phrases et les accents de l’être aimé. « De l’autre côté de la mer, enfermé dans une
tour, il a pleuré, le chevalier… ». Régulièrement, certaines
propositions narratives se rappellent à la conscience de la locutrice, et
c’est, sans doute, la voix de son aïeule qui lui délivre cette légende s’ouvrant,
dans sa dernière partie, au chant des oiseaux : « Chantez, chantez petits oiseaux du pays,
vous n’êtes pas morts loin de la Bretagne… ». Volonté de suivre le
conte, le poème, le chant, la beauté, même s’ils disent la déchirure et
l’irréparable : ne pas céder sur ce désir-là, qui est mouvement et voyage,
déprise et reprise.
La mort n’en finit pas de commencer : « Mais je n’ai que cela pour
lutter, cette fureur impitoyable qui me maintient le corps : et
rigide : et sévère. Le pire dans tout ça ? Le corps comme une tombe,
je crois être debout ». Dès l’origine, la fin tient la vie qui n’en finit
plus d’être possible. Celle qui parle dans ces pages est toujours et encore en vie : une vie glacée par la
perspective d’une mort à la fois intérieure et éloignée qui fait son travail
dans la coïncidence des distances, et dont les ravages sont perceptibles ici,
là, maintenant, au plus près du souffle. L’effacement et la disparition
contaminent aussi les objets les plus essentiels du monde. Bientôt il n’y aura
plus ni papier ni lumière ni repos dans l’écriture : « Calme,
j’installe les cahiers sur la table, les dessins, la bougie, et m’oublie dans
un geste qui suit une trajectoire : celle de mon absence ». Ils
gâtent également la syntaxe de la langue : les phrases ne possèdent plus les
conjonctions de coordination ou de subordination qui permettent de lier les
propositions. Les énoncés s’additionnent en multipliant un signe de
ponctuation, le deux points, seule cheville de ce corps de langue déjà rompu. Celle
qui parle malgré tout est un sujet traversé de multiples fantômes : « Mamie »,
le chevalier Bran, la dame du château, la sentinelle, et surtout la
petite-fille immergée dans le souvenir de paroles fascinantes. Paroles
légendaires qui soulignent un destin, certes, mais aussi un horizon, un élan,
une courbe par lesquels rien n’advient jamais à (son) terme.
Le récit saisit et sait, mais d’un savoir qui ne se conçoit pas, que mourir
n’en finit pas, et que la justesse de la langue exacerbe la douleur en
maintenant ouvertes toutes les plaies. Délices, douleurs, refus, colères. Restent
les audaces conçues contre la langue, dont la syntaxe endure des coupes et des
césures de toutes sortes. Lorsque la nouvelle du décès tombe, c’est encore la
langue qui se révolte, déchirant le ciel et la page, hurlant plus fort que le
réel. Après le cri revient le conte, cette fois dans sa version
intégrale : la chute du corps dans la mort amorce l’envolée des mots
depuis « l’arbre de parole ». Quel nom donner à l’après, à l’au-delà ?
« Et peu à peu, ce détachement total, un arrêt évident de toutes nos
batailles, le désir passe ailleurs, il ne reste absolument plus rien : à
détruire ». Non pas « il ne reste absolument plus rien à
détruire » mais un signe de ponctuation, les deux points, qui reconduit
l’action du néant.
[Anne Malaprade]
Edith Azam, Décembre m’a ciguë,
POL, 2013