L’obscure pluie grise les vitres – les fenêtres pleurent de leurs yeux translucides. À travers le verre, parasité par les gouttes, le regard cherche à s’évader. Lentement il défait ses chaines ; les pensées lourdes, poussiéreuses, inutiles glissent le long des joues. La rêverie se fait lascive, elle ondoie sur les nuées, se mouille, rejoint un horizon caché par les immeubles. La buée brouille la vue – la vue n’a plus besoin d’être, ce sont les yeux intérieurs qui volent, agitant mollement leurs ailes fatiguées.
La ville s’agite. Ronronnement rassurant. Respiration saccadée. Souffle ponctué par les klaxons, les ambulances, les bruits de vie. Au-delà des toits, au-delà du gris, le regard s’offre une nouvelle existence. Il est plume. Il est vent. Il flotte dans les limbes, y nage avec aisance. Il voltige sous l’orage, il s’en fout, il ne craint ni la foudre ni la nuit.
Par la vitre ton regard se casse. Le monde autour palpite – plus même que ton cœur. Regard abandonné au gré de l’invisible. Le monde autour palpite – son cœur est chaud, gonflé et sourd. Le monde bat. Tu es là – absent pourtant. Le monde n’a pas de prise sur toi. Il essaie, de ses mains solides, de t’agripper, mais tu t’effaces, tu t’échappes. Le monde tourne et tu as l’immobilité d’une statue antique. Ton regard est de pierre, insensible au tourbillon. Laisse faire. Laisse couler les gouttes. Tu es l’instant – en dehors, au-dedans.
Piazza Navona
Elle chevauche un serpent de mer – blanc comme elle, gueule béante crachant de l’eau qui se voudrait du sang, agonisant. La tête penchée vers lui, elle sourit de sa prise cependant que ses mains l’écrasent, le contraignent à se rendre. Tout en elle est victoire : son demi-sourire, sa chevelure épaisse – blanche – ses seins de marbre dur, ses hanches pleines de force. Elle est la grâce et la violence.
Elle offre à tous les regards étrangers son corps marmoréen, sans pudeur et sans crainte, toute à son combat, indifférente au reste. On la regarde et on la craint – on la désire aussi.
Éternellement figée dans sa pose triomphante, éternellement farouche, elle défie les siècles, ignore la vieillesse, méprise les passants. Neptune l’accompagne ; des anges potelés et des monstres marins lui servent d’amis – elle les ignore.
Elle passera sa vie à tuer le serpent, loin des choses du monde, dans l’eau, sur la Piazza Navona, et la vie alentour continuera sa course, à laquelle, méprisante, jamais elle ne prend part.