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Pour fêter Notre Dame. Mater Salvatoris par l'Ensemble vocal de Notre-Dame de Paris

Publié le 17 février 2013 par Jeanchristophepucek
vierge dictant

Maître anonyme, XIVe siècle,
La Vierge inspirant à Gautier de Coinci les
Miracles de Notre-Dame,

Miniature sur parchemin, Manuscrit Français 22928, f.36r,
Paris, Bibliothèque Nationale de France

850 ans Notre-Dame de Paris
L'année 2013 voit la commémoration des 850 ans de la cathédrale Notre-Dame de Paris, un jubilé salué par un certain nombre d'événements comme, entre autres, la mise en service d'un nouvel ensemble campanaire, moult rénovations et réaménagements d'un monument visité par presque 14 millions de visiteurs chaque année, mais aussi une riche saison de concerts. Pour cette occasion également, l'Ensemble vocal de Notre-Dame de Paris, dirigé par Sylvain Dieudonné, publie Mater Salvatoris, un enregistrement à la thématique mariale qui met en lumière certaines personnalités ou musiques en rapport avec la cathédrale.

La date de 1163 est celle que l'on admet traditionnellement pour la pose, par le pape Alexandre III, de la première pierre de Notre-Dame, un chantier qui occupa Maurice de Sully (c.1120-1196), un fils de serfs qui eut la chance de bénéficier de l'enseignement de la prestigieuse abbaye de Fleury (aujourd'hui Saint-Benoît-sur-Loire) puis d'être envoyé, grâce à l'excellence de ses aptitudes naturelles, poursuivre ses études à Paris dont il devint évêque en 1160, durant la plus grande partie de son épiscopat. L'édifice, voué à remplacer l'ancienne cathédrale Saint-Étienne qui menaçait ruine, se devait de suivre les nouveaux canons du style que l'on nommera bien plus tard gothique, développé à Sens, en Picardie ou à la toute proche basilique Saint-Denis, dont il devait naturellement, dans l'esprit de ses commanditaires, constituer le plus beau fleuron.

Dans le même temps que maîtres d’œuvre, tailleurs de pierre et imagiers développaient une façon nouvelle de concevoir l'espace et de représenter tant le monde physique que spirituel, un autre type d'architecture connaissait, à Paris, une profonde évolution : celle des sons.

jean fouquet main de dieu protegeant contre demons
Depuis le milieu du XIIe siècle, en effet, se faisait jour dans la cité une conception de la musique différente de celle qui avait prévalu jusqu'alors ; la polyphonie y prenait une place de plus en plus importante au travers de formes privilégiées comme l'organum, élaboration complexe fondée sur un plain-chant (cantus firmus) dans laquelle alternent des passages fortement mélismatiques chantés par les solistes et des parties non ornées chantées par le chœur induisant de forts contrastes de masses et de textures, le conductus (conduit), composition libre, monodique ou polyphonique et sans cantus firmus, destinée à accompagner les processions à l'intérieur de l'église, et le motet, reprenant les mêmes principes que l'organum, dont il dérive partiellement, mais dont les voix supérieures sont pourvues d'un texte, un genre qui connaîtra une éclatante fortune au XIIIe siècle, tant dans le domaine sacré que profane. Ces nombreuses innovations, répandues dans l'Europe entière grâce aux étudiants de toutes nationalités qui venaient étudier à Paris, dont l'Université fut instituée en 1200 grâce à un diplôme de Philippe Auguste mais qui constituait déjà un pôle d'attraction important dès les années 1150, ont été perçues de façon précoce, s'il faut en croire le témoignage (connu sous le nom d'Anonyme IV) laissé par un musicien qui séjournait sur les bords de la Seine vers 1275, comme suffisamment spécifiques pour constituer un style à part entière, auquel la musicologie moderne a donné le nom d’École de Notre-Dame.

Les œuvres enregistrées dans Mater Salvatoris n'ont pas toutes été composées à Paris, mais toutes entretiennent un rapport avec les courants musicaux qui y avaient cours, comme Muito a Santa Maria, 202e des Cantigas de Santa Maria attribuées à, mais plus probablement rassemblées et en partie composées par Alphonse X « Le Sage » (1221-1284), recueil-miroir, du point de vue de sa thématique générale, des Miracles de Notre-Dame écrits par Gautier de Coinci (1177/78-1236), prieur à Vic-sur-Aisne (1214), puis grand prieur à Saint-Médard de Soissons (1233). Ces deux lettrés compositeurs étaient parfaitement au fait des nouveautés du style parisien, le second utilisant des mélodies de l’École de Notre-Dame pour y poser ses vers (cette pratique, que l'on nomme contrafactum, était alors courante) dans les deux chansons figurant dans cette anthologie, tout comme Philippe Le Chancelier (c.1165-1236), qui est est présent aussi, archidiacre à Noyon puis chancelier de Notre-Dame de 1217 à sa mort,

de l ymage nostre dame
un des grands intellectuels du début du XIIIe siècle dont la majorité des compositions utilisent également des airs préexistants mais qui savait aussi collaborer avec de talentueux musiciens contemporains, comme le démontre Beata viscera, un conduit monodique dont la musique est signée par Pérotin, sous-chantre de la cathédrale dont la période d'activité peut être fixée entre 1198 et 1236 environ et figure tutélaire, avec son prédécesseur Léonin (fl. 1179-1201), de l’École de Notre-Dame. Il faut dire un mot, pour finir, d'Adam de Saint-Victor, une personnalité dont on ne sait presque rien sinon qu'il fut premier chantre à Notre-Dame jusqu'en 1133 avant de se retirer en la proche abbaye de Saint-Victor, hélas aujourd'hui disparue, où il mourut, à une date non définie que l'on fixe généralement après 1146. Son legs, dont je tiens à souligner qu'il attend toujours une exploration complète qui ferait honneur aux interprètes qui voudraient bien s'y pencher, est constitué d'une quarantaine de proses (ou séquences) dont les mélodies sont des élaborations souvent très originales et dont les textes conjuguent beauté formelle et puissance des images.

Chants de louange ou d'intercession, récits miraculeux offrant les reflets d'un imaginaire magnifiant le quotidien ou humbles prières, toutes ces pièces composées dans l'orbite lumineuse de Notre-Dame de Paris nous apprennent beaucoup sur la profondeur de la foi mariale en ce Moyen Âge central qui lui dédia certaines des plus belles productions dont l'esprit et l'art étaient alors capables.

J'ignorais tout, jusqu'à un passé récent, du travail mené par Sylvain Dieudonné à la tête de l'Ensemble vocal de Notre-Dame de Paris et, pour être honnête, ce n'est pas sans quelque crainte que j'ai entamé la première écoute de ce disque, craignant de me retrouver face à une approche de la musique médiévale revue, comme l'édifice dont elle émane, dans une optique romantique. Il ne m'a pas fallu une minute pour me rendre compte de mon erreur et m'apercevoir que le travail du chef et de ses chanteurs pouvait s'inscrire sans pâlir un instant aux côtés de celui d'ensembles renommés comme Discantus ou Gilles Binchois, noms qui viennent le plus immédiatement à l'esprit au fur et à mesure que défilent les plages de cet enregistrement. Entendons-nous bien, à aucun moment la prestation de l'Ensemble n'apparaît comme un décalque, tout y est pensé et digéré avec une intelligence immédiatement palpable, ne serait-ce que dans le choix des pièces et l'organisation du programme.

sylvain dieudonné
Les six chanteurs (cinq femmes et un homme) réunis pour ce projet sont d'excellent niveau, avec des voix bien timbrées, d'une impeccable justesse et d'une grande souplesse tant dans l'émission que dans l'expression ; elles se répondent et se fondent parfaitement, ce qui dénote des capacités d'écoute mutuelle et une discipline également indéniables, et révèle une mise en place minutieusement conduite. Les quatre instrumentistes, parmi lesquels le chef et le chantre masculin, sont au même niveau et on leur sait gré, lorsqu'ils sont présents, de n'être jamais envahissants, en particulier la percussion qui dément heureusement certains usages actuels tendant à la rendre omniprésente. L'articulation est nette, les couleurs sont réellement séduisantes, tout respire avec un naturel et une simplicité qui font oublier la somme de travail conséquente que cette réalisation représente. Ce parti-pris d'équilibre et de fluidité trouve une de ses plus belles expressions dans une Cantiga de Santa Maria jamais noyée sous les fioritures orientalisantes souvent gênantes dans bien d'autres lectures, mais aussi dans les deux proses d'Adam de Saint-Victor, dont l'interprétation rend parfaitement compte de l'originalité et du raffinement. Avec une humilité et une finesse qui leur font honneur, Sylvain Dieudonné et ses musiciens, en trouvant la juste mesure entre intériorité et vivacité, livrent de ce répertoire souvent fréquenté une vision que sa ferveur perceptible et communicative rend très personnelle et particulièrement attachante.

incontournable passee des arts
Je vous recommande donc sans hésitation ce Mater Salvatoris qui n'est pas un disque de plus consacré à l’École de Notre-Dame, mais un enregistrement qui rend justice avec autant de talent que de modestie à un des moments les plus fascinants de la musique médiévale. En cette année commémorative, loin de toute agitation vainement commerciale, cette anthologie vous permettra de retrouver quelque chose de l'esprit de ce lointain passé, et l'on espère vivement que les mécènes de ce projet permettront, sans trop de délai, à Sylvain Dieudonné et à l'Ensemble vocal de Notre-Dame de Paris de poursuivre leurs travaux, tant ce qu'ils nous offrent ici est d'une qualité insigne.

mater salvatoris ensemble vocal de notre-dame de paris sylv
Mater Salvatoris, pièces sacrées et chansons d'Adam de Saint-Victor († après 1146), Alphonse X « Le Sage » (1221-1284), Philippe Le Chancelier (c.1165-1236), Gautier de Coinci (1177/78-1236) et anonymes. Huitième estampie royale

Ensemble vocal de Notre-Dame de Paris
Sylvain Dieudonné, vièle à archet & direction

1 CD [durée totale: 77'58"] Maîtrise de Notre-Dame de Paris MSNDP 003. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Anonyme, Salva nos stella maris, rondeau

2. Adam de Saint-Victor, Salve Mater Salvatoris, prose

3. Gautier de Coinci, Hui matin a l'ajournée, chanson

Un extrait de chaque plage de ce disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Mater Salvatoris | Compositeurs Divers par Ensemble Vocal de Notre-Dame de Paris

Illustrations complémentaires :

Jean Fouquet (Tours ?, c.1420/25-c.1478), La main droite de Dieu protégeant les fidèles contre les démons, c.1452-1460. Tempera et feuille d'or sur parchemin, 19,4 x 14,6 cm, New York, Metropolitan Museum of Art

Maître anonyme, XIVe siècle, De l'ymage nostre Dame. Miniature sur parchemin, Manuscrit Français 22928, f.113v, Paris, Bibliothèque Nationale de France

La photographie de Sylvain Dieudonné est de Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com


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