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[feuilleton] Antoine Emaz, « Planche », 19/20

Par Florence Trocmé

La pluie a cessé mais le temps reste gris et l’air est saturé d’humidité. J’espère que cela va tourner avec la marée, et qu’il y aura un peu de bleu cet après-midi. J’ai fini la note sur Venaille, et je vais me mettre aux manuscrits de Mauri et Villain. Mais j’aime bien regarder le jardin, le grand platane avec ses feuilles d’un jaune vert bordé de roux. 
Le bruit de la mer : il accompagne la mélancolie de cette dernière journée ici. Ensuite, ce sera le grand saut dans l’hiver et les six mois d’Angers. Rien d’enthousiasmant. Ce matin, j’ai recommencé à penser aux élèves : mauvais signe. 
*** 
J’aime bien ce bleu tendre froid que prend le ciel dans ce reste de lumière. Le platane s’éteint en face dans un orangé faible ; les pins tentent de persister dans un vert qui noircit. Tout est distinct encore, mais s’efface. Hollan. Ce qui éclaire encore, c’est le ciel pâle et le blanc des murs : une sorte de résistance faible à la nuit. 
*** 
Dans cette façon de couper net, en changeant de lieu de résidence durable, je ne sais pas si je vois mieux le temps. Je ne crois pas : je passe d’une plaque de temps à une autre, organisée selon une autre logique, plus difficile à vivre, certainement. Mais il y a aussi, dans le retour à Angers, des attentes et des surprises dans le courrier qui s’est entassé en mon absence. Ici, je n’attends rien ; je suis venu, au contraire, avec du travail en retard. Demain, je repartirai avec une part de ce retard ; il faudra trier. Certains retards deviendront oublis, simplement parce qu’on ne peut pas tout faire. 
*** 
Bernard Collin : Vingt-deux lignes cahier 100, avec une postface de Pierre Vilar. Je ne suis pas familier de cette œuvre, mais ce livre est intéressant par son style et un dispositif proche du journal informe. Par contre c’est assez usant à lire, en même temps qu’amusant : la pensée virevolte, picore avec une grande liberté. On pourrait dire que ce texte m’intéresse sans me retenir. Un léger sentiment de vide, de creux, et pourtant ce n’est pas écrire pour jouer. Donc quelque chose m’échappe, sans que je voie quoi. 
*** 
Voilà. La viande pour les fajitas est prête pour demain, et les endives sont cuites pour ce soir. Tout est clair. J’aime bien cet ordre domestique, cette programmation des repas et donc des courses et de la cuisine. Cela ne donne aucun sens à la vie, mais cela lui donne un cadre, un rythme régulier, sécurisant. 
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Sachiko Morita. Titrer le texte du catalogue : Le parti – pris des chausses. 
On est à l’inverse d’un objectivisme photographique, d’un hyperréalisme. À la fois dans la facture, la fabrication de l’image, et dans sa fonction. Le travail de Sachiko ne ferme pas l’objet sur lui-même, mais l’ouvre à une rêverie métonymique sur la personne du propriétaire, autant qu’à une réflexion sur notre rapport au réel. 
Aucune mise en scène et pourtant une procédure visant à sérier les images. Les paires de chaussures sont toujours prises de face, sous le même angle, sans décor. C’est simple, mais cela unifie fortement l’ensemble alors même que chaque paire de chaussures a sa particularité, sa vie, son histoire… Ce fort effet de série, en même temps que l’autonomie de chaque image par rapport aux autres crée un effet de choc visuel remarquable. 
L’objet comme trace d’exister. Il reste un vécu encore là, dans cette usure, mais il est devenu inerte, mémoire. Tous les propriétaires de ces chaussures pourraient être morts, même si l’on sait que non. 
*** 
J’aime ce temps lent, vide, qui n’est pas celui de l’ennui, mais de l’attente indéfinie, de la disponibilité. L’œil glisse du jardin à la table, de la table au jardin ; tout est silencieux, même mentalement. C’est du temps de rien, on est là, simplement, dans le temps lent. 
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suite et fin mercredi 20 février 2013  
©Antoine_Emaz


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