Oui, l’histoire est certainement « banale » car elle est axée principalement autour des relations sociales et familiales du narrateur, Nicolaï Stepanovitch, et sur un étrange lien qui l’unit à sa jeune protégée, Katia. Toutefois, cette banalité s’efface devant la méditation profonde que celui-ci nous livre en filigrane sur ces mêmes rapports, sur lui-même et par extension sur la vie culturelle russe. Nicolaï est un vieux professeur faisant partie de l’Intelligentsia russe et qui rédige dans son journal (notre texte) le bilan de sa vie. Dès les premières lignes, il s’auto-désigne à la troisième personne du singulier et dresse son propre portrait à distance. Un bien triste portrait : « Autant mon nom est brillant et beau, autant je suis terne et laid », constate-t-il sur un ton dépréciatif dans une longue tirade auto-dérisoire, dans laquelle il se montre pleinement conscient de ses faiblesses physiques et mentales. Sa situation familiale est tout aussi sombre et triste et il se réfugie ainsi auprès de Katia, jeune fille frivole et espiègle qui finit par s’engager dans une troupe de théâtre, avant d'être désillusionnée par le manque de talent des autres acteurs et plus généralement de l'état lamentable du monde théâtral.
Véritable porte-parole de l’auteur dramatique Tchekhov, Nicolaï dresse avec Katia un constat noir de la vie intellectuelle et artistique de la Russie qui lui est contemporaine. Celle-ci préfère abandonner sa carrière artistique et sombrer dans l’oisiveté plutôt que de s'engager dans cette « entreprise provinciale » qu’est la troupe de théâtre et de faire partie de ces tragédiennes qui "s’abaissent à chanter des chansonnettes et les tragiques des couplets
où
l’on se moqu[e] des maris cornus et de la grossesse d’épouses infidèles... " Ce livre est aussi l’occasion pour l’auteur de condamner le manque de créativité des jeunes, dans l’épisode où un jeune doctorant, incapable de trouver de façon indépendante un sujet de thèse, demande de l’aide au narrateur indigné. De la même façon, les auteurs russes n'échappent pas au regard critique de l'auteur car selon lui, ils n’ont pas le courage de leurs convictions et s’embourbent dans une écriture fade, limitée, imitatrice, explorant sans cesse des lieux communs et auxquels l’auteur oppose la belle littérature française, plus libre et novatrice.
Ainsi, ce livre est un appel à méditer sur l’art et la culture et peut s’appliquer ironiquement au déclinisme français actuel. (Voir l’article de Donald Morrison sur la mort de la culture française et les nombreux ouvrages qui traitent du déclinisme, comme La France qui tombe de Nicolas Baverez). On ne cesse de reprocher à la littérature française d'être passéiste et incapable de se renouveler depuis la mort de Sartre, Malraux, Aron et elle ne s’exporte plus. Certes, la littérature française ne brille plus sur la scène internationale. La saison littéraire 2006-2007 par exemple a vu la publication de 727 livres, dont un tiers seulement a été traduit en Anglais. Mais de là à définir si elle est morte ou pas reste une autre question très épineuse à débattre.