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La Fille de nulle part

Par Thibaut_fleuret @Thibaut_Fleuret

La Fille de nulle part

Jean-Claude Brisseau est un cinéaste dont le nom respire le scandale. Au-delà de ses films, ce sont également sa personnalité et sa vie qui amènent à qualifier le réalisateur de, disons, marginal. La Fille de nulle part rentre dans cette logique. Pour le pire et pour le meilleur.

Le spectateur sait qu’il ne sera pas réconforté et que la démarche de Brisseau va heurter, comme toujours, les sensibilités. Avec son équipe ultra réduite et son budget plus que limité, la technique ne va pas entrer en ligne de compte dans le pur plaisir que le cinéma peut parfois donner à son auditoire. Et cela se ressent directement à la vision. Les comédiens ne proposent pas de jeu d’une extraordinaire qualité. Si cette jeune fille s’en sort avec les honneurs, on ne peut pas en dire autant de Jean-Claude Brisseau qui joue lui-même le personnage principal. Ce n’est, clairement, pas un comédien de métier. Cela se voit, cela s’entend. Il déclame ses tirades de manière très plate, dans un non-sens du rythme qui amène à considérer sa performance comme un eratz d’un mauvais film français tout droit sorti de La Nouvelle Vague. Mi-naturaliste tant on sent le degré personnel, mi-maladroit quand le naturel revient au galop et peut-être mi-référencé à cette école du cinéma si caractéristique, on ne sait pas trop quoi penser de ces propositions de jeu qui bousculent les interprétations. Cela peut énerver, surtout les détracteurs de ce cinéma très, ou trop, français ; cela peut consterner devant un tel niveau élevé de médiocrité ; cela peut surtout perdre car les impressions, les sensations, les réflexions chahutent, s’entrechoquent, se mêlent les unes aux autres pour finalement ne pas donner quelque chose de cohérent. Le spectateur a alors bien du mal à entrer dans le scénario basé sur cette étrange relation de couple qui ne dit pas son nom qui s’annonçait pourtant passionnant. La mise en scène, dans une pure logique de globalité formelle, se rapproche de cette lecture. La photographie est laide, osons le mot, et ne met pas du tout en valeur les décors ou la dimension naturaliste que Brisseau veut donner au projet ; la caméra est bien trop statique pour élever le film sur les possibilités interprétatives de l’image quand ce n’est pas le matériel qui peut basculer dans les limites de la rupture technique. Un contre-champ est mal utilisé, une image apparaît plusieurs fois à l’écran, la caméra tremble et manque de tomber, les erreurs sont prégnantes, palpables, physiquement présentes et choquent un spectateur habitué à des réglages techniques précis. L’ensemble reste dans un dispositif très plan-plan, pour ne pas dire paresseux, et on a bien l’impression que Jean-Claude Brisseau prend les considérations techniques par dessus la jambe. L’économie de moyens n’excusant pas tout, on ne peut pas dire que La Fille de nulle part respire le cinéma à plein nez. Bien entendu, ces approches formelles ne doivent pas rebuter le spectateur. Pour apprécier le métrage, il faut creuser, persévérer, aller au delà des clichés, des attentes et de la surface de l’image. On croirait que le réalisateur ne connait rien à la discipline cinématographique. C’est tout le contraire.

La Fille de nulle part est un film qui révèle sa richesse sur le tard, presque à la sortie de séance, après un temps de latence. Il n’est pas un objet viscéral, instinctif, sensitif. Tout au contraire, s’il est un film qui prétend parler au cerveau plus qu’au cœur, c’est bien celui-ci. Attention néanmoins, le réalisateur se refuse à tomber dans un enfermement hermétique. Les passerelles existent. Le métrage n’est, en effet, pas totalement dénué d’émotions. La preuve, c’est que La Fille de nulle part peut être vu comme un beau discours sur la vieillesse et son corollaire, la jeunesse, sur la nostalgie et la capacité à essayer de vivre correctement le présent. Jean-Claude Brisseau a mis de sa personne dans un film qui respire indéniablement la sincérité. Même s’ils ne sont pas déclamés avec un aisance avérée et professionnelle, les dialogues sont souvent touchants et parfois accompagnés d’une mise en image cohérente. A ce titre, les contre-champs sont symptomatiques. Ces moments correspondent aux séquences shootées à l’extérieur. Comme un symbole, alors que l’on pourrait croire qu’elles permettent une ouverture dans les existences, ces scènes enferment les personnages dans leurs conditions. Le cours de la vie se pare d’une tristesse bien palpable et c’est à ce moment que le spectateur peut se rendre compte que les erreurs techniques premières, visibles et repoussantes ne gênent plus trop. L’humain prend partiellement le pas sur le matériel. La Fille de nulle part affiche alors sa richesse. Surtout, la réalisation rend parfaitement hommage à un genre particulier : le fantastique. La chose est quand même incongrue car on ne soupçonnerait pas le métrage d’aller dans une telle direction. Si la caméra ne se promène pas dans les différentes pièces de l’appartement, si l’image est souvent fixe, c’est qu’il y a bien une raison. Cette dernière tient dans une conscience cinématographique de tous les instants. En effet, en refusant de donner des clés géographiques sur l’espace filmique, Jean-Claude Brisseau peut constamment surprendre son spectateur. Il arrive, ainsi, à faire venir son fantastique de la manière à la fois la plus simple et la plus théorique. Les questions techniques s’effacent définitivement. La Fille de nulle est une apologie du champ et du hors champ, de l’arrivée d’un monde dans le notre. Alors que le spectateur ne s’y attend pas, le réalisateur se permet de créer des images superbes et littéralement glaçantes avec ces apparitions fugaces et surprenantes ou des compositions très picturales. Nous ne sommes pas dans la constante monstration, le réalisateur est un classique parmi les classiques. Il préfère faire les choses simplement, de manière toujours réfléchie et évite d’en mettre plein les yeux par une explication futile, un rapport cause / conséquence qui annihilerait tout effet de surprise. L’intégralité de la démarche est pensé et fait constamment marger les méninges en ouvrant des thématiques sur le langage cinématographique alors que l’on pourrait croire à un bricolage de tous les instants. Brisseau nous prend à contre-pied. Et il va même plus loin.

Le cinéaste est un amoureux du Septième Art, en particulier, et de la culture, en général. Refusant la dictature de l’instantanéité, de la médiocrité et de la faiblesse intellectuel, il ose parler à son spectateur de manière adulte. Le cinéma français n’en est pas toujours capable et recevoir des louanges de la part d’un artiste est non seulement flatteur – personne n’est pris pour un imbécile -, c’est terriblement positif pour notre état mental qui fonctionne alors à 100 %. Merci à Jean-Claude Brisseau pour sa démarche. Le scénario est un outil évident de cette stratégie et pose des fondations solides. Cet homme et cette jeune femme s’allient pour écrire un ouvrage théorique d’une belle complexité thématique, complexité qui va se retrouver dans la mise en scène et dans les épreuves qu’ils vont traverser. De manière plus « légère », il faut noter que les références dans les dialogues sont, de plus, nombreuses. Ces deux personnages permettent de faire lien entre la forme et le fond tant ils investissent ces deux corollaires de la globalité cinématographique. Parallèlement, le réalisateur utilise tout un jeu sur les décors – en plus de bibliothèque ou et de la vidéothèque personnelles de Brisseau, le film étant tourné dans son propre appartement -, sur certains personnages qui convoquent des représentations, des idées mentales, des stéréotypes culturels. Mais tout ceci n’est pas si futile. Cela s’intègre parfaitement dans le processus de La Fille de nulle part. Nous ne sommes plus dans de la contextualisation spatiale, dans l’arrière plan froid, plat et sans identité. Ces éléments font sens, proposent un réel discours qui corrobore les paroles et les attitudes des protagonistes et ne permettent pas de simplement construire un plan. On dépasse le cadre de la stricte forme filmique et de l’écriture. C’est bel et bien le corps du film qui travaille la notion artistique. Le réalisateur n’a donc peur de rien. Et si son film est truffé d’erreurs, cela ne va pas l’empêcher d’avoir une foi inébranlable envers le cinéma en convoquant les multiples possibilités. Les partis-pris courageux ne démontrent que cela et à y regarder de plus près, ce que l’on pourrait prendre comme des faiblesses sont en fait des forces. Pas de besoin de gros moyens, de mouvements alambiqués, d’une construction léchée ou d’effets spéciaux numériques plus vrais que nature pour que le métrage tienne débout. Un plan resserré masquera, un drap hantera, des échasses agrandiront, un positionnement corporel reflétera la violence. Champ / hors champ / représentation : voici le tiercé gagnant pour que La Fille de nulle part puisse prouver son pouvoir d’illusion. C’est donc bien de cinéma dont il est question. Le cinéaste coupe, là-aussi, court à nos clichés premiers. Cette attitude est payante, surtout qu’il arrive à doser quelques petites apostrophes bien senties. Brisseau connait le cinéma et il a, aussi, envie de se faire plaisir en convoquant des outils de faisabilité dignes de ses maitres. Bresson a été cité par certains, Renoir peut également l’être. Le film se détache, pour le meilleur, de la commande mercantile et de la posture commerciale.

La Fille de nulle part est un métrage troublant. On pourrait le croire détestable, il n’en est pas moins une réelle œuvre cinématographique à part entière. Il faut, seulement, prendre en compte une singularité qui le fait sortir des sentiers battus de la production française. Nous ne sommes pas habitués à une telle démarche mais cela doit être célébré.


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