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SYRIE - Quand les « Fous de Dieu » s’emparent de la révolution…

Publié le 24 février 2013 par Pierrepiccinin

Syrie - Idlib - Reportage et analyse (1)

Quand les « Fous de Dieu » s’emparent de la révolution…

(Grotius international - Géopolitique de l'Humanitaire, février 2013)

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 photo © Pierre PICCININ da PRATA (siège de l'aéroport de Taftanaz) 

 par Pierre PICCININ (en Syrie, janvier 2013)

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[Photo : avec les combattants de l'ASL, à Maraat an-Nouman]

On assiste sans le moindre doute à un nouveau grand tournant dans les événements qui ébranlent la Syrie depuis mars 2011 : à l’insurrection armée de presque tout le pays, qui avait résulté de la manipulation par le régime, en mai 2012, des « élections libres » promises par le président Bashar al-Assad (premier virage pris par une contestation qui avait été jusqu’alors relativement pacifique et calme), succède désormais une islamisation galopante de la révolution et de ses combattants. Un phénomène à cependant analyser tout en nuances...

En août 2012, puis en octobre et novembre, j’avais constaté cette tendance, lors de mes séjours d’observation successifs, à Alep : de plus en plus souvent, l’Armée syrienne libre s’effaçait devant des brigades islamistes, sorties d’on ne savait où et qui débauchaient les combattants de la révolution.

Le phénomène est particulièrement perceptible, de manière saisissante, dans le gouvernorat d’Idlib, fief syrien du sunnisme, à la frontière turque, entre Alep et Hama. J’ai donc pris l’initiative de m’y rendre, pour un septième séjour en Syrie depuis le début des troubles.

J’ai quitté Beyrouth le 1er janvier 2013 au matin, après avoir passé plusieurs jours au Liban, en compagnie d’Ahmad, dont j’avais fait la connaissance dans la prison de Bab al-Musalla, à Damas, lorsque j’avais été arrêté par les services de renseignement syrien, en mai 2012.

Fils d’un cheikh sunnite irakien de Falloujah, opposant à la dictature de Saddam Hussein, il a ensuite combattu l’occupant états-unien de longues années durant, avant de s’exiler et d’échouer en Syrie : les djihadistes qui s’opposent à la présence des troupes états-uniennes en Irak sont traqués, depuis l’arrivée au pouvoir du premier ministre chiite Nouri al-Maliki, qui tente de ménager la chèvre, le chou… et le potager (entendez ses alliés antagonistes, les États-Unis, d’une part, et l’Iran et la Syrie, d’autre part).

Ahmad a réussi à fuir Damas. Impossible pour lui, cependant, de regagner l’Irak, où le gouvernement qui « collabore avec l’occupant » le recherche activement et auquel il redoutait d’être livré par les services syriens qui interagissent, dans la conjoncture actuelle plus que jamais, avec leurs homologues irakiens, pressés par al-Maliki et son ancien colistier Moqtada al-Sadr d’apporter leur concours actif au gouvernement de Bashar al-Assad.

C’est grâce à ses nombreux contacts dans les milieux islamistes syriens que j’ai pu préparer mon séjour dans la région d’Idlib et rencontrer les organisations qui tiennent la région, là où se concentrent les mouvements djihadistes actifs au sein de la révolution syrienne.

Mais c’est aussi avec l’aide de Yahia, un jeune syrien, qui étudiait la littérature française à l’Université de Damas lorsque la révolution a commencé. Arrêté dans une manifestation, torturé pendant des mois, il a réussi à fuir la Syrie, via Beyrouth et Le Caire, avec le secours du père Paolo Dall’Oglio, un prêtre syriaque, catholique, que j’avais rencontré dans son monastère de Mar-Moussa, au nord de Damas, en juillet 2011 (aujourd’hui, inquiété par les autorités baathistes, il a lui-même été expulsé de Syrie).

Par son intermédiaire, j’ai été introduit dans le milieu des exilés syriens à Beyrouth. Ses amis Jabher, un Syrien sunnite, et Selim, un Syro-Palestinien, qui a étudié à l’Institut français de Damas, m’ont accueilli dans ce bar de la rue Hamra où se côtoie et patiente la diaspora anti-Bashar. Beaucoup de Palestiniens y fraient, qui attendent la chute du régime et espèrent en un nouveau gouvernement qui se montrerait plus ferme à l’égard d’Israël. Tous savent que Damas et Tel-Aviv se sont accordés sur un modus vivendi et qu’ils n’ont absolument rien à attendre du complexe politico-économique baathiste qui a mis la Syrie en coupe réglée…

Mais les mines sont graves, car les rebelles manquent d’armes et ne parviennent pas à s’imposer face à un régime surpuissant, équipé par la Russie et assisté par l’Iran… et par « d’autres » (entendez Israël, les États-Unis et certains États européens).

« Nous sommes encore plus pessimistes que toi », m’a lancé Selim.

images © Pierre PICCININ da PRATA (Syrie - Idlib)   

À l’aéroport international d’Istanbul déjà, j’avais sans trop le savoir rendez-vous avec la révolution. En transit depuis Beyrouth en direction d'Hatay (Antakia, l’antique Antioche), à la frontière syrienne, je me suis dirigé vers le petit terminal des vols intérieurs.

Une dizaine de jeunes gens, huit au total, portant tous la barbe, la moustache rasée, attendaient l’embarquement. Visibles comme le nez au milieu de la figure, ils n’étaient ni étonnés, ni même embarrassés ou fâchés que je les dévisageasse ostensiblement, dans le but de provoquer le contact. Au contraire, même, ils étaient tout souriant que je les abordasse ainsi sans haine, ni révulsion.

Je leur ai donc demandé s’ils allaient se battre en Syrie. C’était bien le cas. J’ai voulu savoir d’où ils venaient. Six d’entre eux étaient d’Égypte. Les deux autres étaient britanniques, Kazam et Peter, d’origine pakistanaise ; Peter se fait maintenant appeler Abou Faysal.

Ces deux derniers se connaissaient depuis l’enfance ; ils fréquentaient la même école à Bradford, dans le Yorkshire. Peter porte une longue barbe, très soignée, mais est habillé à l’occidental. Il vient d’un milieu plus bourgeois que son ami Kazam qui a quant à lui revêtu la galabia, la tenue longue traditionnelle, et l’arkiya, le bonnet de prière, qui coiffe le sommet de son visage joufflu, encadré par un collier hirsute et touffu.

Tous les huit ont les yeux brillants, impatients d’arriver sur le terrain des combats.

Ils n’ont fait montre d’aucune hostilité ; pas farouches, ils m’ont expliqué les raisons qui les avaient motivés à prendre l’avion pour rejoindre les révolutionnaires syriens et comment ils allaient intégrer une katiba (brigade) à Idlib.

Amir et ses amis Égyptiens sont Cairotes, tous les six. Ils proviennent du même quartier, al-Arafa. Ils ont grandi ensemble et joué dans la rue. Ils me racontent comment leur est venue l’idée de s’engager « aux côtés de leurs frères syriens qui luttent pour leur liberté et se battent contre cette bête, Bashar, qui sert les intérêts des Américains et des Juifs ». Un jour, ils buvaient le café, assis dans la grande salle du bistro de leur quartier. Ils ont vu sur al-Jazeera des images terribles de la Syrie ; beaucoup de blessés et de morts. Ils en ont parlé tout l’après-midi et la soirée durant ; et ils ont décidé de partir tous ensemble.

Pour Amir, « les Frères musulmans égyptiens et le président Mohamed Morsi jouent la même musique que Moubarak. Ils disent que les choses ont changé, que l’Égypte est indépendante et qu’il faut aider les Palestiniens, mais ils ne font rien de concret et continuent d’obéir à Obama, comme le faisait Moubarak. Et c’est la même chose, en ce qui concerne la Syrie. »

- Ne vas pas écrire que nous sommes des fanatiques, a-t-il ajouté. Parce que nous prions Dieu. Mais est-ce mal ? Si nous respectons les autres religions, pourquoi serait-ce mal de prier Dieu ? L’Occident est empoisonné par le libéralisme économique. Il n’y a plus là-bas aucune spiritualité. Devons-nous accepter que la même chose arrive ici, pour vous plaire ?

Il ne leur a pas été difficile de trouver de l’aide pour réaliser leur projet : un oncle d’Amir est membre du parti salafiste, le Hezb al-Nour, le concurrent islamiste des Frères musulmans, qui avait obtenu plus d’un quart des voix aux élections législatives. « Mon oncle a bien essayé de nous dissuader de partir à la guerre, m’a expliqué Amir. Mais, devant notre détermination, il a cédé. » C’est par l’intermédiaire de responsables du parti qu’Amir a été mis en contact avec un commandant d’une katiba de Jabhet al-Nosra, organisation révolutionnaire islamiste parallèle à l’Armée syrienne libre (cfr. SYRIE - De la révolution au djihad ?). On lui a donné un numéro de téléphone. Il a appelé le commandant qui lui a répondu : « On vous attendait. Merci à Dieu. »

La démarche de Peter et Kazam est différente. Ils n’ont aucun contact en Syrie et comptent se rendre à la frontière pour y rencontrer l’Armée syrienne libre et s’y engager.

Leur démarche rappelle sans équivoque celles des jeunes gens de la gauche européenne qui, dans la seconde moitié des années 1930, s’en allèrent par les chemins de France et franchissaient les Pyrénées pour rejoindre l’armée républicaine espagnole et les Brigades internationales, à l’époque de la Guerre civile en Espagne.

Leurs motivations ne sont pas non plus religieuses. Ils vont « au secours » de la révolution :

- Il faut faire tomber toutes ces dictatures que l’Occident colonisateur a supportées pendant des décennies pour diviser les Arabes et préserver ses intérêts économiques, qu’il a eu peur de perdre lorsque nous avons pris notre indépendance, poursuit Peter.

Mais ils m’expliquent avoir reçu de Dieu le courage de quitter leur famille et d’aller se battre, contre l’avis de leurs parents qui sont très inquiets de ce qui pourrait leur arriver.

À notre arrivée à Hatay, une camionnette immatriculée en Syrie attend les djihadistes égyptiens, un tas de ferraille conduit par Abou Ahmed, de son nom de guerre, très courant dans la révolution syrienne.

Les deux djihadistes anglo-pakistanais sont autorisés à embarquer avec eux ; ils rejoindront Jabhet al-Nosra. Je peux aussi monter dans le véhicule : Abou Ahmed doit charger un de ses hommes, qui l’attend à Hatay.

Abou Ahmed est syrien, probablement âgé d’une cinquantaine d’année ; il a perdu l’usage d’un œil au combat. Il est coiffé d’un keffieh, qu’il porte replié, à la mode syrienne. Sa poignée de main est franche et sa main calleuse. Il est chargé de conduire les nouvelles recrues à proximité d’Idlib.

Je lui raconte mes rencontres précédentes, à Alep, en juillet, en août, en novembre, avec des katibas de Jahbet al-Nosra ; et je l’interroge sur son organisation. Pourquoi n’intègre-t-il pas l’Armée syrienne libre (ASL) ? Je reçois exactement la même réponse qu’à Alep : il n’a pas confiance dans le commandement de l’ASL. Selon lui, elle est commandée par d’anciens officiers qui ont servi le régime pendant des années et qui voudraient maintenant conserver « les bonnes places » dans le prochain gouvernement qui remplacera Bashar al-Assad.

Il m’explique aussi que, la raison pour laquelle de plus en plus de gens s’engagent dans la révolution, et ce dans les katibas de Jahbet al-Nosra, c’est parce qu’elles reçoivent des armes et de la nourriture : « L’Armée syrienne libre n’est aidée par personne. Ils disaient que les Français et les Anglais allaient leur donner du matériel, comme en Libye. Mais rien n’est jamais arrivé. »

- Et d’où viennent les armes ? D’où vient l’argent pour équiper vos katibas ?

- Ce n’est un secret pour personne, ici, me répond Abou Ahmed, en rigolant de tout ce qu’il lui reste de ses dents. Bien sûr, ce n’est pas suffisant. Il est très difficile de faire entrer des armes dans la région. Les Turcs ne nous facilitent pas la tâche. Bien au contraire ; leurs soldats patrouillent partout. Ils sont de plus en plus nombreux sur la frontière. Surtout depuis que les Américains ont dit aux Turcs qu’il fallait empêcher les « terroristes » d’avoir des armes. Et ils tirent sur les contrebandiers. C’est un peu moins compliqué depuis le Liban. Mais le Hezbollah est l’allié de Bashar et, parfois, ça ne passe pas non plus par là. On ne peut donc pas avoir grand-chose ; c’est du goûte à goûte et c’est très cher. Ce sont presqu’uniquement des armes légères, des « russes » (des Kalachnikovs). On a quand même pu s’acheter aussi des RPG (roquettes anti-char). C’est mieux que rien. L’Armée libre n’arrive pas à se ravitailler en armes. Ses hommes ont faim, aussi. Quand ils ne sont pas dans leur famille, il arrive qu’ils pillent les autres villages. Ce n’est pas leur faute, les pauvres ! Mais les gens sont fatigués. Alors, des soldats de l’Armée libre quittent leur katiba pour venir avec nous.

- Mais qui vous donne l’argent pour acheter des armes aux contrebandiers et payer les vivres ?

- Ah, oui… Nous, on ne sait pas qui exactement. Mais ce sont des gars qui viennent du Qatar, d’Arabie saoudite. Du Koweït aussi ; j’en ai rencontré un, une fois. Ils viennent avec des petites valises remplies de billets, pleines de cash. Et ils achètent les armes pour nous.

- Ça se passe comment, concrètement ?

- Ça se fait en Turquie, ou au Liban. Ils passent les accords, avec des trafiquants, des Russes, beaucoup de Russes, et, nous, on réceptionne les caisses à la frontière, la nuit, au point de rendez-vous avec les passeurs.

- Mais qui commande Jabhet al-Nosra ? Qui coordonne toutes les katibas qui combattent en Syrie ?

- Je ne sais pas. On ne sait pas ces choses-là. Nous, on se bat dans la région d’Idlib. On obéit à notre commandant. Mais on ne doit pas savoir qui est l’émir. C’est pour des questions de sécurité.

- Tu ne sais pas comment Jabhet al-Nosra est apparue, alors ? On dit que c’est al-Assad qui a créé ce mouvement, pour faire croire que les rebelles étaient des terroristes.

Abou Ahmed recommence à rire, de plus belle :

- Si, si, je sais. Mais ça fait longtemps. Moi, je fais partie d’al-Nosra depuis des années ; avant la révolution. J’ai été faire le djihad en Irak contre les Américains. On ne s’appelait pas comme ça, mais c’est la même chose.

Nous arrivons à Hatay. Abou Ahmed parque la camionnette devant une boutique de téléphonie mobile. C’est là que je dois descendre ; son ami l’y attend : il a rechargé sa carte à puce. Plusieurs Syriens réfugiés attendent leur tour. Les habitants du gouvernorat d’Idlib qui en ont les moyens louent des chambres dans les hôtels d’Hatay pour fuir les bombardements de l’armée régulière qui pilonne les villes et les villages de la région.

De Hatay, après avoir gagné Reyhanli, je suis entré en Syrie, par le poste frontière syrien de Bab al-Hawa, où m’attendait Kaies, un jeune milicien de l’ASL, second du commandant Abou Mahmoud, qui m’a reçu dans son campement.

Le poste frontière syrien de Bab al-Hawa est aux mains de la brigade al-Farouk, mouvement révolutionnaire islamiste de Homs fondé par l’énigmatique Abdul Razzaq Tlass, manifestement de mieux en mieux organisé, équipé en armes, et dont les effectifs grossissent de jour en jour. Tous ses miliciens portent désormais un même uniforme et l’emblème de la brigade, qui représente deux sabres croisés et le Coran.

Sous la surveillance de leurs gardes, une quinzaine de prisonniers coupent du bois pour le feu, abattant à la scie et à la hache les quelques arbres qui avaient été plantés autour de ce relais de montagne. Un des prisonniers présente diverses contusions au visage. Il est difficile d’en savoir plus.

Parmi les miliciens, un jeune homme d’une vingtaine d’année, de type nord-africain, s’adresse à moi, dans ma langue, avec un léger accent du sud :

- Vous parlez français ?

- Tu le parles aussi ? On peut se tutoyer… Tu viens de France ?

- Oui, je suis de la région de Toulouse.

- Tu es venu aider la révolution ?

- Je ne suis pas venu pour la révolution, mais pour protéger les civils, les femmes et les enfants ; les hommes, ils peuvent se protéger tout seuls. Mais pas les femmes et les enfants. Alors, quand on entend et qu’on voit toutes les horreurs qui se passent ici, comment peut-on tranquillement rester à la maison ? C’est notre devoir de venir ici. Quand le gouvernement tue les femmes et les enfants. Imagine que ta famille soit ici et que personne ne vienne t’aider…

- Et de quelle ville viens-tu ?

- Tu as déjà eu assez d’informations comme ça, me répond-il en rigolant. L’échange s’arrêtera là.

Kaies et Abou Mahmoud me conduisent à Atmeh, à travers la campagne, jusqu’au campement de leur katiba : une dizaine de tentes sont plantées entre les oliviers ; un milicien, Brahim, fait chauffer l’eau pour le thé, sur un feu de bois.

L’endroit est glacial, austère. Un puits pour l’eau ; pas d’électricité. Les gars sont cantonnés là depuis des mois. Au début de l’insurrection, la katiba rassemblait une cinquantaine de combattants. Mais l’Armée syrienne libre manque de tout. Les hommes se sont donc peu à peu évanouis. La plupart sont rentrés chez eux, dépités. Quelques-uns ont rejoint les rangs de Jabhet al-Nosra, qui a également installé son campement aux abords du village.

Celui de l’ASL semble désert ; il n’est plus guère occupé que par une douzaine de miliciens et un chat, prénommé Miko, la mascotte du groupe, qui attendent là qu’un commandant les appelle en renfort, à l’occasion, pour un coup de main sur la banlieue d’Idlib ou un autre village de la région. Celui de Jabhet al-Nosra est plus animé. Sur le camp de l’ASL, flotte le drapeau syrien aux trois étoiles. Sur celui de Jabhet al-Nosra, le drapeau noir, à l’inscription « Il n’y a de Dieu que Dieu ». Il est partout présent dans le gouvernorat ; le drapeau de l’ASL en est quasiment absent. Fréquemment, nous avons croisé des adolescents –et des enfants- qui paradaient dans les rues des quelques agglomérations encore habitées, en agitant des fanions aux couleurs de Jabhet al-Nosra, exclusivement, jamais le drapeau de l’ASL. Et, dans plusieurs villages, le drapeau noir flotte sur la mosquée, comme à Akrabat, où un immense étendard déploie majestueusement le verset coranique, accroché tout en haut du minaret de pierres blanches qui domine le village depuis la plus haute colline du lieu.

Les miliciens des deux camps ne se parlent pas, ne se connaissent pas. Les premiers portent la tenue militaire et ont les cheveux coupés courts ; les seconds, la galabia, et de longues barbes.

- Kaeis, pourra-t-on s’entretenir un moment avec les miliciens du camp de Jahbet al-Nosra ?

- Oui, on peut aller leur parler. Je crois qu’il n’y a pas d’obstacle… Tu sais, tu es le premier Occidental que nous rencontrons qui n’a pas peur de Jabhet al-Nosra. Les autres, ils sont effrayés ; ils pensent qu’ils vont se faire enlever et égorger, me lance-t-il en s’esclaffant.

Des miliciens qui ont quitté la katiba, certains sont partis pour Alep : les rebelles ne parviennent pas à y prendre le dessus sur les réguliers ; ils perdent au contraire du terrain et y concentrent dès lors tous leurs efforts. De ce fait, Idlib n’est plus un objectif principal et, ces dernières semaines, l’armée gouvernementale a rapidement repris le contrôle de toute la ville, ainsi que de la cité voisine d’Ariha. Idlib est ainsi occupée par trois mille soldats gouvernementaux, cinq mille Shabihas, la milice du régime (selon les combattants de l’ASL qui m’accompagnent, le régime dépendrait plus de cette milice paramilitaire que de l’armée), et un millier d’agents des services de renseignement. Seuls les villages du gouvernorat restent en dehors du contrôle du gouvernement.

Mais l’espoir renaît, depuis que la région de Hama, il y a deux semaines environ, a commencé de se soulever : les villages s’insurgent les uns après les autres, et une nouvelle bataille a commencé.

Kaies me raconte aussi la curieuse histoire de ces deux Finlandais, anglophones, qui sont arrivés ici il y a trois mois. L’un avait quarante ans ; l’autre, vingt-six. Ils se sont présentés comme d’anciens militaires et ont proposé leurs services à la katiba ; ils ont monté un parcours d’entraînement et ont formé les miliciens à différentes techniques de combat. Après deux mois, ils sont repartis, sans laisser d’adresse. Pas même un numéro de téléphone ou un contact électronique. Ils avaient en outre pris des noms arabes, des noms de guerre…

Le soir venu, le froid hivernal a poussé la petite troupe dans ses terriers. Entre les oliviers, on distingue les entrées de quelques grottes. Ce sont des tombeaux chrétiens, du IIIème ou du IVème siècle, creusés dans la roche qui affleure sous la mince couche de terre arable. L’ASL les a investis ; ils servent de dortoirs et d’abris anti-aériens. C’est là que nous avons passé la nuit, blottis les uns contre les autres, autour d’un petit poêle à bois dont la buse perçait la voûte du sépulcre. Les héros se sont fatigués et l’arrivée de l’hiver aussi contribue à renvoyer les hommes chez eux…

Contrairement à Alep, où l’Armée syrienne libre (l’ASL stricto sensu, indépendamment des autres mouvements) est assez bien organisée et structurée sous le commandement du Conseil militaire de la région, l’ASL, autour d’Idlib, est divisée, les katibas en sont mal coordonnées et le Conseil militaire s’est discrédité par les nombreuses dissensions qui le traversent. En outre, certains leaders et commandants de katibas se comportent en potentats locaux et gèrent leur zone sans plus aller systématiquement se battre pour faire avancer la révolution.

À l’aurore naissante, nous avons pris la direction de l’aéroport militaire de Taftanaz, à une trentaine de kilomètres à l’est de notre position, que les rebelles attaquaient sans relâche depuis plusieurs jours (la place est depuis lors tombée).

Au hasard du chemin, nous rencontrons des pick-up armés de mitrailleuses et de combattants, dont les capots arborent l’écusson de la brigade al-Farouk, omniprésente dans le gouvernorat d’Idlib.

Notre route passe par le village d’al-Atareeb, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Alep, et la fameuse Base 46, qui avait été conquise par les rebelles en novembre 2012. Quelques hommes de l’Armée syrienne libre ont été postés là et gardent les ruines…

Après quinze jours de combats, l’ASL avait qualifié de stratégique cette victoire et la prise de ce complexe militaire, depuis lequel l’artillerie de l’armée régulière bombardait les villages alentours. Sur le terrain, cependant, force est de constater que l’endroit n’était guère défendable : la Base 46 n’est en fait qu’un ensemble de casernements non-fortifiés, bâtis au cœur d’un vaste domaine grillagé. Et tout porte à croire que l’armée a en réalité opéré un repli, abandonnant une position sans importance majeure…

Le gouvernement a perdu le contrôle sur les campagnes. Plus précisément, il ne dispose pas d’effectifs suffisants pour y maintenir un contrôle permanent. Dès lors, une fois l’armée déplacée, les rebelles reprennent de facto la position. Toutefois, exception faite d’Alep, où une moitié de la ville est tenue par les rebelles, mais disparaît chaque jour un peu plus, transformée par les bombardements en un vaste océan de ruines, le régime tient tous les principaux centres urbains, toutes les villes, à commencer par Damas, dont la « bataille de libération », lancée le 17 juillet 2012, est un échec avéré…

Arrivés à Taftanaz, nous y rencontrons le commandant de l’ASL locale. C’est un homme d’une cinquantaine d’année, mince, l’air épuisé : il nous reçoit devant sa maison, les mains dans les poches, entouré de quelques-uns de ses hommes, de ceux qu’il lui reste.

Ici aussi, les islamistes ont débauché les combattants de l’ASL. Pire encore… Ce sont les miliciens de Jabhet al-Nosra, d’al-Farouk et d’Ahrar al-Sham, une des organisations islamistes les plus radicales, qui attaquent l’aéroport. Et ils se passent très bien du concours de l’ASL, qui a été mise sur la touche…

- La révolution syrienne est en train de devenir une révolution islamique, me dit Kaeis. C’est mon avis. Je suis musulman, mais je n’ai rien à faire avec ces gars-là. Je ne suis pas un extrémiste et je ne veux pas que la Syrie devienne un pays où tout sera réglé par la religion. Mais on n’a peut-être pas le choix : sans eux, sans leur aide…

Ce phénomène d’islamisation de la révolution, qui est devenu évident dans le gouvernorat d’Idlib, est avéré dans d’autres circonscriptions du pays. Sans avoir encore atteint l’ampleur que j’ai constatée dans la région d’Idlib, le processus est cependant bien engagé ailleurs, comme à Alep, par exemple.

Probablement les puissances occidentales et Israël, qui comptent maintenir le statu quo en préservant le gouvernement baathiste, font-elles un mauvais calcul en n’armant pas l’Armée syrienne libre et en abandonnant le terrain de la révolution aux seules organisations islamistes, qui ont occupé la place laissée vacante, ce qui est tout naturel et était prévisible.

Et cette erreur est partagée avec la Russie, qui, en n’ayant pas choisi l’option d’une transition en Syrie, a fort mal apprécié, semble-t-il, les conséquences de sa politique, laquelle, à court terme, se révèlera très négative pour ses intérêts en Syrie même et, plus largement, au Moyen-Orient.

La politique menée par les démocraties occidentales est d’autant plus malheureuse que la révolution présente des structures désormais fiables, militaires et politiques, respectivement l’Armée syrienne libre et la Coalition nationale élargie (qui regroupe tous les partis et mouvements de l’opposition et représente de manière assez légitime la majeure partie du peuple syrien) ; un support concret et efficace à l’ASL inverserait le phénomène de vases communicants entre l’Armée libre et les organisations islamistes et permettrait aux officiers laïcs qui encadrent l’ASL de reprendre la main, en collaboration avec la Coalition, capable de former un gouvernement provisoire et de transition.

Mais il semble se confirmer que l’Occident aurait d’autres projets pour la région, qui ne passeraient pas par l’installation en Syrie d’une démocratie indépendante…

À Taftanaz, j’ai demandé à rejoindre les combattants et à assister à la bataille.

On me le déconseille : les miliciens d’Ahrar al-Sham n’acceptent pas la présence d’Occidentaux. Il se peut qu’ils m’arrêtent, me dit-on, qu’ils demandent une rançon. Le contact semble impossible.

J’insiste toutefois et, par l’intermédiaire d’un jeune homme, Zaki, qui connaît plusieurs des combattants, nous approchons du siège. Les rebelles semblent peu commodes, en effet : la plupart sont tout de noir vêtus ; ils portent la galabia et un turban, une longue barbe… Ils ne sont guère plus d’une trentaine.

Zaki nous présente ; il s’agit d’un autre groupe islamiste, que je n’avais jamais rencontré, al-Talea al-Islam. D’abord méfiants, les gars m’invitent à les suivre, mais se montreront plutôt indifférents à ma présence.

- Vous n’avez rien fait pour la Syrie, m’explique Zaki. Et vous ne ferez jamais rien. Ils le savent ; ils ne s’intéressent donc pas à ce que tu vas écrire. Pour eux, tu peux rester chez toi ; tu ne représentes rien, les médias occidentaux ne représentent rien. La révolution, c’est leur affaire, maintenant, plus la vôtre…

Nous pouvons nous approcher de l’aéroport, à quelques centaines de mètres seulement, couverts par la brume qui ne s’est pas levée de toute la matinée ; une chance, pour nous.

Les rebelles ont mis la main sur un vieux char de fabrication soviétique, des années cinquante, qui fait un bruit épouvantable et crache une épaisse fumée. Ils ont aussi récupéré un canon anti-aérien, qu’ils ont fixé à l’arrière d’un pick-up.

Il faut reconnaître qu’il émane de ces guerriers une aura particulière, un sens du devoir, une foi dure comme l’acier et une paix intérieure qui rayonne sur leur visage. Le sens de l’honneur et de la parole donnée les anime. Je demeure fasciné par leur sourire, lorsqu’ils s’élancent dans la bataille. Ils sont peut-être la dernière chance de la révolution.

En début d’après-midi, le soleil fait une timide apparition. C’est l’occasion pour un Soukhoï et un Mig, qui ont décollé de l’aéroport d’Alep, de tenter une sortie contre les positions des rebelles. Tandis que certains s’enterrent, dans des fosses creusées dans un champ, d’autres se dissimules sous le feuillage des oliviers. Le canon anti-aérien a aussi été mis en batterie dans l’oliveraie. Il tirera à plusieurs reprises, atteignant le Soukhoï, qui s’éloignera dans le ciel, laissant derrière lui une longue traînée de fumée.

C’est une petite victoire pour la katiba, mais elle n’est que peu de chose, face à l’aéroport fortifié qu’elle assiège et dont nous apercevons la garnison, entre deux cents cinquante et trois cents soldats, et la trentaine d’hélicoptères, alignés sur le tarmac, qui décollent chaque jour de Taftanaz pour tirer leurs roquettes sur Alep et mitrailler les villages de la région.

De Taftanaz, nous poursuivons en direction de Binnesh. Nous rejoignons ainsi une première katiba de l’ASL ; elle est bien faible, une fois de plus : quatre vieillards boivent le thé dans un sous-sol et palabrent, en attendant ils ne savent quoi, comme pour se donner l’impression que c’est, encore, leur révolution. Son commandant nous conduit à un autre groupe de combattants, rassemblés dans la banlieue, la katiba Arhar al-Shamal : ils s’apprêtent à monter à l’assaut de l’aéroport. Leur commandant ne veut pas laisser les islamistes seuls maîtres du terrain.

Finalement, l’attaque n’aura pas lieu : le commandant n’a pas réussi à mobiliser assez de combattants ; il manque aussi de munitions. Et nous passerons une heure à boire le thé et à discuter. L’entretien fut instructif : certains des miliciens de l’ASL, presque tous âgés d’une cinquantaine d’année, déplorent le départ des jeunes, qui rejoignent Jahbet al-Nosra. Ils s’inquiètent, car certains reviennent avec des idées radicales en tête ; ils ne jurent plus que par le Coran et l’Islam. Cette islamisation de la jeunesse les tracasse pour l’avenir du pays.

Mais tous ne sont pas d’accord avec cette version : pour ceux-là, la seule raison pour laquelle les jeunes se tournent vers les islamistes, c’est parce qu’ils ont les moyens militaires de combattre le régime, et ce n’est plus le cas de l’ASL, qui a épuisé ses ressources. L’ASL a su se procurer des armes de contrebande grâce aux dons de ses partisans à l’intérieur du pays et à ceux de la diaspora syrienne. Surtout, au début de l’insurrection, l’ASL s’est emparée de plusieurs dépôts d’armes gouvernementaux. Mais, aujourd’hui, ces sources d’armement se sont taries, et l’ASL a épuisé son potentiel militaire.

Le soir tombé, nous avons retrouvé le confort spartiate de notre grotte, qu’allaient inonder les trombes d’eau que devait déverser le ciel, toute la nuit durant… Le campement est devenu invivable ; d’autres miliciens sont partis. Abou Mahmoud est abattu. Je le retrouve, assis devant le feu, le regard fixe, pensif. À côté de lui, assis sur le même matelas pouilleux, Abou Yasser, son vieil ami, le regarde, l’air désolé. Il ne lui reste que cinq hommes… La katiba, maintenant, ce sont les deux vieux, Miko, le chat, et cinq gamins, dont Kaeis, qui le quitterait bien aussi, s’il ne se sentait pas moralement obligé de ne pas abandonner son chef. Avec deux kalachnikovs en tout et pour tout.

Les jours suivants, nous avons parcouru le gouvernorat pour constater que la plupart des villages avaient été bombardés et étaient abandonnés par leurs habitants.

En franchissant les quelques check point de l’ASL qui gardent les croisements des chemins, rencontrant les pick-up de la brigade al-Farouk, partout visible, nous avons poussé jusqu’à Maraat an-Nouman, au nord de Hama, dans le sud-est du gouvernorat d’Idlib. C’est la limite de la région tenue par la révolution ; les combats s’y poursuivent et, plus au sud, commence la zone sous contrôle des troupes gouvernementales.

Sur la ligne de front, dans la banlieue, une katiba de Jabhet al-Nosra fait son apparition.

Leurs combattants restent à l’écart ; je me dirige vers eux. Je remarque immédiatement la qualité de leur armement : plusieurs des kalachnikovs dont ils sont équipés sont flambant neuves ; et ils disposent tous de grenades à main, alors que, quelques minutes auparavant, les miliciens de l’ASL m’avaient montré comment ils avaient fabriqué leurs grenades, en remplissant d’explosif des bouteilles et des douilles de gros calibre, munies d’une mèche à poudre…

Quelque peu fermés, leurs visages s’illuminent lorsque je leur explique que j’étais sur le front, à Alep, avec les katibas de Jabhet al-Nosra, en juillet et en octobre, à Salaheddine et à Saïf al-Daoula. L’un d’eux m’embrasse ; la glace est brisée. Quand je leur raconte mon arrestation, en mai 2012, par les services de renseignement du régime, et les sévices subis, leur jeune commandant, Abou Omar, s’avance vers moi : « Salam aleikoum ! Je te connais ! Dis-moi. Que veux-tu savoir ? »

- Puis-je poser mes questions franchement ?

- Oui, pour toi, tout ce que tu veux !

- Qui est votre chef ? Qui dirige Jahbet al-Nosra ?

- C’est Abou Mohammed al-Joulani.

- C’est un Syrien ?

- Je ne sais pas.

- Y-a-t-il des étrangers, dans ta katiba ? Vous êtes tous syriens ?

- Il y a un Libyen. Tous les autres sont des Syriens.

- Que penses-tu de la décision des États-Unis d’inscrire Jabhet al-Nosra sur la liste des organisations terroristes ?

- Ça ne m’a pas surpris. En Syrie, on sait bien qu’il ne faut pas croire les discours d’Obama. C’est un menteur. Il a voulu séduire les Arabes, quand il est venu nous baratiner au Caire. Mais seuls ceux qui voulaient bien se laisser tromper ont été dupes. Plus tard, il a montré son vrai visage quand nos frères de Palestine ont voulu faire reconnaître leurs droits à l’ONU. Il s’est pris à son propre piège. Il fait la même politique que Bush. Il n’est pas l’ami des Arabes. Les États-Unis sont amis d’Israël. Pas des Arabes. C’est la même chose avec la Syrie. Obama veut affaiblir notre pays, mais il ne veut pas que Bashar s’en aille. Cela fait des années que les Américains et Bashar marchent dans la même direction, main dans la main, et qu’ils protègent Israël. Jabhet al-Nosra leur fait peur, parce que nous pouvons vaincre leur dictateur. Alors, Obama veut nous nuire, nous discréditer. Ça ne nous étonne pas du tout. Mais il ne pourra pas changer les choses : nous chasserons le dictateur et, après, nous libérerons la terre de nos frères palestiniens.

- Quand la révolution sera terminée, imposerez-vous un État islamique en Syrie ?

- Non. Nous n’imposerons rien. Le peuple syrien choisira.

- Mais quel est votre souhait, celui de Jabhet al-Noosra ? Êtes-vous favorable à cette idée d’une république islamique ?

- Oui, bien sûr. Nous, nous le voudrions. Mais ça dépendra de ce que veut le peuple.

- Et quelle serait alors la place des Chrétiens dans la « nouvelle Syrie » ?

- Il n’y a pas de problème avec les Chrétiens. Bien sûr, nous voudrions qu’ils s’impliquent plus dans la révolution, qu’ils nous aident. Pour le moment, certains nous donnent parfois de l’argent. Ils nous cachent. Ils nous donnent de la nourriture. Mais il y en a très peu qui se battent avec nous. Mais les Chrétiens n’ont rien à craindre. Selon nos principes, selon les règles de notre religion, les Chrétiens peuvent vivre en paix avec nous et nous avec eux.

- Et les Kurdes ? Les Druzes ?

- C’est la même chose. Nous n’avons pas de problème avec eux.

- Et les Alaouites ?

- Il n’y a aucun Alaouite qui soutient la révolution. Ils sont tous avec le régime.

- Fadwa Suleiman, à Homs, est alaouite…

- C’est vrai. Mais c’est une exception.

- Alors ? Qu’arrivera-t-il aux Alaouites ?

- Ils sont tous avec le régime, avec le gouvernement. Cela fait des décennies qu’ils profitent de ce régime.

- Ce qui veut dire ?

- Ils ne sont pas en faveur de notre révolution.

Je n’aurai pas de réponse plus précise. Et l’entretien s’arrête là, lorsqu’un milicien se présente à Abou Omar : la katiba doit se déplacer pour une action.

La plupart des miliciens de la katiba n’ont pas vraiment l’aspect de djihadistes fanatiques. Ils ressemblent plutôt aux étudiants qui combattaient sous les ordres d’Abou Bakri, lui-même étudiant en économie, que j’avais accompagnés au feu, à Alep, dans le quartier de Salaheddine, en juillet 2012. Et à ceux, tout aussi occidentalisés, que j’avais suivis sur le front à Saïf al-Daoula, en août et en octobre.

Ils ont choisi de se battre sous le drapeau noir à l’inscription blanche « Il n’y a de Dieu que Dieu », pour la seule raison, très pratique, que Jabhet al-Nosra leur donne des armes et deux repas quotidiens. Mais ils ne sont pas islamistes. Á ma grande surprise, il y a d’ailleurs deux Chrétiens parmi eux ; je n’ai hélas pas eu l’opportunité de les interroger.

Ils ne se définissent pas non plus comme « djihadistes », pas tous. Nori, étudiant en médecine, m’explique : « Nous ne sommes pas des djihadistes, nous. Nous sommes des révolutionnaires. Al-Qaeda et des djihadistes étrangers viennent nous aider ? La belle affaire ! Ils ne représentent pas même 1% des combattants de la révolution. »

- Il ne faut pas dire ça, le reprend un de ses camarades. Au début, on ne les aimait pas. On se demandait : « Qu’est-ce qu’ils viennent faire chez nous, ces barbus-là ? Avec leur galabia et leurs ‘Allah akbar’ ? » On ne voulait pas d’al-Qaeda et des étrangers ! Mais, après, on a compris qu’ils sont venus pour nous aider. Les étrangers, ils sont les bienvenus, maintenant, parce que, sans eux, on serait complètement seuls. Malheureusement, ils ne sont pas assez nombreux à venir aider notre révolution. Ça ne change pas grand-chose, face à l’armée de Bashar, aux pilotes russes et iraniens. Mais, au moins, on sait qu’on n’est plus tout seuls. Et, ça, ça me fait du bien de le savoir, comme ça me fait du bien que tu sois là.

- N’avez-vous pas peur que les islamistes confisquent la révolution, une fois que le gouvernement baathiste sera renversé ?

- Je n’ai pas confiance en al-Qaeda, me répond Nori. Eux, on ne sait pas ce qu’ils veulent vraiment. Mais nos amis qui sont venus spontanément nous aider, ils repartiront chez eux. Al-Qaeda… C’est différent, peut-être. Il faudra les combattre à leur tour, s’ils veulent nous imposer leurs lois.

Ces propos m’ont rappelé ce que m’avait dit en novembre Abou Kamel, un de mes contacts au Conseil militaire de l’ASL à Alep : « Il y aura deux phases à la révolution : si nous réussissons à chasser Bashar, il faudra encore se battre, pendant trois ou quatre années de guerre civile, pour chasser al-Qaeda et les islamistes… »

Ainsi, une nouvelle fois, je constate que les miliciens qui se battent sous le drapeau de Jabhet al-Nosra, dans leur grande majorité, ne sont pas ces islamistes intransigeants placés sur sa « liste noire » des organisations terroristes par le gouvernement des États-Unis.

Cette catégorisation virtuelle adoptée par Washington ne tient nullement compte des réalités factuelles et, une nouvelle fois, se confirme l’importance du travail de terrain, dans un contexte aussi complexe, a fortiori, que celui de la révolution syrienne, travail de terrain qui permet d’éviter de grossières erreurs d’interprétation et des approches inadéquates, fonction de typologies et de cadres théoriques fictifs ou rendus obsolètes par une conjoncture en permanente évolution.

La plupart des combattants de Jabhet al-Nosra n’ont ainsi rien de commun avec les égorgeurs du FIS algérien ou les al-Qaedistes du Mali.

Cela dit, on est en droit de se demander si l’inscription par Washington de Jabhet al-Nosra sur la liste des organisations terroristes procède d’une réelle ignorance de cette réalité, ou bien si l’objectif est de freiner la révolution en disqualifiant une de ses composantes majeures et de justifier dès lors le refus d’un soutien militaire aux insurgés, et ce tout en apportant de l’eau au moulin du régime, qui accuse les révolutionnaires d’appartenir au terrorisme islamiste et de servir l’agenda de puissances étrangères.

Rappelons en effet que la Maison blanche se montre très soucieuse de préserver le statu quo qui prévaut entre la Syrie et Israël. Inquiet de l’évolution du conflit depuis le début des offensives de l’ASL à Damas et Alep, les 17 et 20 juillet 2012, l’État hébreux, fin juillet, a décidé de reprendre la construction d’un mur qui doit fermer les 120 kilomètres de frontière commune avec la Syrie, dans la région du Golan, dont une dizaine de kilomètres seulement avaient été construits.

Les États-Unis, bien que satisfaits d’une conjoncture qui affaiblit le gouvernement baathiste et le rendra plus malléable à l’avenir, n’ont donc rien entrepris de tangible, au-delà des discours, pour aider les rebelles, pas même les officiels de l’Armée syrienne libre ; une politique qui apparaît être suivie par la majorité des États européens également (à commencer par l’Allemagne, qui, dépendante énergiquement de la Russie, n’envisage pas de gêner Moscou dans sa politique au Moyen-Orient).

La chute du président al-Assad et du système baathiste en Syrie, renversés par une révolution populaire et sans le consentement de l’Occident, constituerait en effet un séisme gigantesque au Moyen-Orient, qui mettrait l’État d’Israël en danger et sanctionnerait la victoire d’une forme d’internationale sunnite, dont l’islamisme politique semble aujourd’hui constituer le ciment et le fer de lance.

Lien(s) utile(s) : Grotius International - Géopolitique de l'Humanitaire 

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