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"Les Ignorants" de Étienne Davodeau

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Nous sommes en Février, et il fait toujours froid, gris et brumeux. Difficile de rêver à votre all inclusive, slip de bain et mojito royal. Fermez les yeux, vous êtes à Londres à la fin du XIXème siècle. Vos bottes parfaitement graissées claquent sur les pavés glissants des berges de la tamise. Votre fidèle chien de chasse vous reluque d’un air complice. Vous pressez le pas, dépassez un groupe de dockers couturés, avant de vous courber pour passer votre imposante carcasse à travers les murs poisseux d’une vieille bâtisse. C’est ici, dans ce fier amphithéâtre, que se côtoient les inventeurs de demain. Chasseur de brumes, médecin curieux ou noblion mécène s’ébrouent dans un balai parfaitement chaotique. Couvert par les bruits de la foule, un jeune musicien apprêté extorque des gargouillis à un étrange instrument fatigué. En feuilletant le programme de la soirée…il est question de lasagnes au cheval et de démission papale. Les « mon chef est un salaud » résonnent au rythme d’une mauvaise reprise de "porque te vas". A moins que le fauteuil club ne soit un strapotin en moleskine râpée. A moins que…vous ne soyez en train de lire la critique du mois du bdb. Aujourd’hui cher lecteur, nous parlerons bande-dessinée, amitié, Watchmen et vins bouchonnés, rien que ça….
Livre du mois : double lecture - JB et EmmanuelL’avis de JB
Un très joli projet« Les Ignorants » c’est d’abord l’histoire de deux copains, Richard vigneron et Etienne auteur de bande-dessinée. Comme lorsque vous tweetez/facebookez/Tumblerez/Pinterestez une vidéo d’un chien qui danse le koudoro, nos deux amis échangent vins contre bande dessinée. Jusqu’au jour où ils poussent l’expérience un peu plus loin, en décidant de s’impliquer dans leurs quotidiens respectifs. Etienne suivra Richard pendant un an dans ses vignes et son chai, ce dernier l’accompagnera dans le processus de fabrication et de commercialisation de ses ouvrages. De cette idée souvent évidente mais peu réalisée, naitra « Les Ignorants », rassurante bande-dessinée de 250 pages.Mes lecteurs (forcement observateurs, et que je compte évidemment par millions) l’auront à coup sûr remarqué, peu de critique de bande-dessinée sur le BdB. Enfin si, un peu, mais souvent venant de notre pourvoyeur numéro un en pièce de théâtre et roman graphique, Sir (il tient à ce titre) Emmanuel. A part sous la torture de Saul Benson de Homeland, je n’avouerai rien à ce sujet, disons simplement que, contrairement au théâtre, c’est plutôt les occasions de lire ce type de littérature qui me manquent (excuse bidon, check). Bref, ça tombe bien, on m’a offert celle-ci avec la justesse de quelqu’un qui me connait très bien. On y parle grandes valeurs et amitié, on refait le monde en buvant du vin, le tout illustré par un graphisme appréhendable par le profane que je confesse volontiers être.
Un livre de copainsLa bête est entièrement en noir blanc, nuances de gris serait plus honnête. Un choix de forme cohérent avec le projet, deux copains qui partagent leur univers en toute simplicité. « Les Ignorants » est un livre qui entend mettre en avant la relation de deux hommes qui partagent des valeurs et qui savent apprécier les plaisirs simples de la vie. On travaille dur et on casse la croûte, on chante du Brassens en vendangeant, on est des mecs manuels qui travaillons simplement. Richard est un vigneron de Loire bourru mais ouvert, Etienne est un auteur de bande dessinée, rien à voir donc avec un riche propriétaire Bordelais et un auteur gluten free à succès. Pour preuve le passage où les deux compères vont voir le tonnelier, travailleur encore plus « manuel » et « rustique » dont le travail provoque admiration et complicité.Richard dévore les BD que lui conseille Etienne, qui lui-même écoute avec intérêt son ami lui parler de fermentations malolactiques. Et c’est également une des forces de l’ouvrage, permettre de découvrir deux univers avec la même curiosité que nos deux protagonistes. Toutes les références au vin sont décrites avec pédagogie et simplicité, et donnent quelques clefs pour l’amateur souhaitant comprendre un peu mieux le vocabulaire du milieu comme le goût Parker, l’intérêt de la biodynamie ou le rapport au souffre.
L’écriture sait se faire intimiste, didactique ou imagée en fonction des situations, par exemple lors d’un repas à la cave (p125) :
« Se chamailler sans fin au sujet des vins bus et des livres lus, c’est le genre de moment où la mauvaise foi est la bienvenue, si elle contribue à la vigueur des débats. Peut-être que ça sert aussi à ça le vin et les livres : S’engueler tranquillement. »
Voix-off, personnages sympathiques et chaleureux, tout est fait pour faire du lecteur le troisième ami de l’ouvrage. Les cases sont à géométrie et disposition variables, confirmant le parti pris de construire la forme à partir du fond. « Les Ignorants » est avant tout un témoignage graphique d’une expérience réelle. Bien sûr, on pourra trouver le livre trop didactique ou un peu trop « copain aux mains calleuses qui se passent l’opinel », mais l’ambiance très intimiste contrebalance finalement ce bémol. L’ensemble se lit et se digère plutôt vite et je prendrai, je pense, plaisir à le relire dans quelques mois.
A lire ou pas ? 
« Les Ignorants » est un ouvrage tout en retenue, simple et chaleureux. Bien sûr il n’est pas exempt de quelques clichés et a, parfois, tendance à forcer le trait. Mais le contrat est plus que rempli, on passe un agréable moment à parcourir cette volumineuse tranche de vie. Robert Louis Stevenson disait : « Aussi longtemps que nous aimons, nous servons. Aussi longtemps que d’autres nous aiment, nous pourrions presque dire que nous sommes indispensables ; et nul homme n’est inutile tant et aussi longtemps qu’il possède un ami. » A bon entendeur…
L'avis d'Emmanuel
Des racines moins profondes que celles du cheninLes Ignorants, comme l’annonce d’emblée la quatrième de couverture, est donc l’histoire d’une rencontre. Une rencontre qui prend rapidement la forme d’un échange entre deux passions qui s’ignorent (ou plutôt s'ignoraient jusqu'alors). La vigne et le vin pour l’un, Richard Leroy, le vigneron des pays de la Loire et le dessin et la bande-dessinée pour l’autre, Étienne Davodeau, l’auteur du recueil. Chacun est présenté comme entièrement vierge de connaissances dans le domaine d’expertise de l’autre. Mais tous deux apparaissent pourtant également désireux de découvrir et partager. Étienne se prend donc au jeu du travail de la vigne de longues et rudes journées d’hiver durant quand Richard s’endort malgré lui sur les albums dont la lecture fait figure de « devoirs » et arpente les allées des salons spécialisés. Il apparait pourtant rapidement que la position des protagonistes a quelque chose de candide et d’irréel : pourquoi en effet deux individus qui ont jusqu’alors paru si peu désireux de connaître leurs univers réciproques se trouveraient-ils soudain ainsi piqués par le démon de la curiosité ? Pour les seuls besoins d’une entreprise littéraire et éditoriale ?C’est là, pour moi, la seule faille des Ignorants. Car cette question non résolue (et à vrai dire pas même abordée), m’est régulièrement revenue à l’esprit en cours de lecture. Et si elle n’a pas réellement entaché mon expérience, elle est parfois parvenue à me faire m’interroger sur l’honnêteté et l’authenticité (un sentiment sur lequel Davodeau joue beaucoup) de l’ouvrage.
Et le lecteur ?Ce point considéré, et mis à part, la lecture des Ignorants m’a donné plus d’une occasion de me réjouir. Amateur (dans tous les sens du mot) de BD comme de vin, j’étais en effet le public idéal pour un ouvrage au positionnement assez clairement pédagogique sur ces deux sujets. Il y a d’ailleurs quelque chose d’amusant à ce qu’un livre intitulé les Ignorants s’adresse avant tout à ceux qui ne le sont pas tout à fait. On prend ainsi plaisir à se voir expliqués en détails les concepts de la biodynamie, ou la fabrication des futs de vieillissement, ainsi que leurs modalités d’utilisation, comme on se régale des commentaires consacrés à Maus ou à l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu (dont je suis un aficionado). Il est d’ailleurs à noter que même quand il semble entrer dans les détails, Étienne Davodeau le fait avec parcimonie et une combinaison trait + texte qui permet à son propos de rester toujours clair.Bien sûr, les experts dans un domaine ou dans l’autre regretteront comme toujours le manque d’approfondissements. Ils pourront cependant apprécier les aspects plus émotionnels de l'oeuvre, tout en se satisfaisant de ne guère trouver d’erreurs dans l’exposé des concepts et des temps qui rythment la vie de chacun des protagonistes
Une (des) table(s) comme dénominateur communFinalement, si la camaraderie qui relie Étienne et Richard dès les premières pages du recueil peut avoir quelque chose d’un peu incongru (car il semble bien que les deux hommes se connaissaient alors à peine, et que ce soit l'amitié qui s'est tissée au fil du temps entre eux qui transparaisse a posteriori), c’est bien elle qui m’a le plus enthousiasmé à la lecture des Ignorants. Les livres comme le vin ont en effet cette faculté incomparable d’inviter au partage et à la discussion, qui font partie intégrante du plaisir de la lecture et de la dégustation. Bien que je ne sache guère pourquoi ces deux « hobbies » en apparence si différents suscitent des accès de loquacité comparables, je me demande si le mélange d’objectivité affutée et de subjectivité honnête qui aboutit à un avis donné sur un livre ou un vin ne se fait pas dans des proportions similaires. Toujours est-il que lorsque l’on ajoute à cette combinaison les plaisirs de la table, comme c'est le cas à plusieurs reprises dans les Ignorants, on donne à partager au lecteur ces moments intemporels qu’affectionnent tant les dégustateurs de pavés et de bouteilles. Le Blog des Bouquins étant d’ailleurs, au passage, une sorte d'enfant de ce genre d'instants. Je fréquente de plus régulièrement l’un des restaurants qui sert de théâtre à une mémorable soirées de palabres animées dans la pénombre que narre Davodeau. Inutile d’en dire plus pour vous faire imaginer la mise en abyme qu’ont permise certaines des pages du recueil et combien il m’a été facile alors dans ce contexte de m’identifier aux protagonistes.
A lire ou pas ?
Les Ignorants n’est pas indemne de défauts. Le plus manifeste de tous est son manque de justification, comme on pourrait le reprocher à une maison d’architecte qui aurait poussé au milieu des champs. C’est cependant un livre honnête, facile d’accès, plein d'amitié et de passion, qui ravira sans nul doute tous les amateurs éclairés de vin, de bande-dessinée, et, a fortiori, des deux.
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