Ca fait un choc, d’entrer dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque Nationale (jusqu’au 8 Juin) et de voir tous ces rayonnages vides, toutes ces absences. Pas un seul livre. Ici et là, des étiquettes manuscrites au dessus des rayonnages, la plus mystérieuse étant ”Colegio-Emprisonnement”. Un monde d’où les livres ont disparu, où on ne sait plus lire, le Fahrenheit 451 de Bradbury et de Truffaut, un cauchemar, une désolation absolue. Comme chacun sait, les femmes qui lisent sont dangereuses. Celles ici présentes ne lisent que des lettres, des messages, des rapports, des compte-rendus, plus de livres.
Je sais bien que l’occupante actuelle des lieux n’est pour rien dans ce vide abyssal, mais sa présence en renforce le caractère tragique. Il s’agit donc ici d’un texte, d’une lettre de rupture signée X. En entrant, droit devant, sous l’écran où une femme interprète ce texte en langage des signes, une feuille qui le porte est trouée d’impacts de balles à travers lesquels jaillit la lumière.

Et les 107 personnes qui le commentent, l’interprètent, glosent, lamentent, compatissent ne le rendent guère plus compréhensible, nous perdant dans leurs dédales, leurs obsessions, leurs étroitesses, les unes avec humour, les autres avec lourdeur. Comme à Venise, on ressent les mêmes irritations (C. Cellier), les mêmes respects (L. Shahid), les mêmes affinités (C. Angot), les mêmes sympathies (F. Aubenas) devant ces réactions.
Cette deuxième visite permet de reléguer le pathos à sa place et de mieux appréhender la dimension scénique. N’en déplaise à Buren, c’est toujours un livre sur les murs, photos, textes, vidéos aux places de lecture, cahiers, catalogue, livres d’or (un pour les hommes, un pour les femmes, en principe), un immense ensemble d’hyperliens, un métatexte qui enserre, qui oriente, qui oppresse.

C’est là que réside la rupture, au milieu de cette cacophonie à 107 voix, de cette barbarie aux livres disparus. Revenant à la feuille trouée de balles par la championne de tir Sandy Morin, on se remémore un précepte ancien “arma cedant togae”. La passion et ses armes ont chassé d’ici la toge, le savoir.

Photos de l’auteur, excepté le portrait de Sophie Calle par Jean-Baptiste Mondino, 2007. Sophie Calle est représentée par l’ADAGP.
