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Les femmes quittées n’aiment pas les livres ?

Publié le 11 avril 2008 par Marc Lenot

10042008.1207924234.jpgCa fait un choc, d’entrer dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque Nationale (jusqu’au 8 Juin) et de voir tous ces rayonnages vides, toutes ces absences. Pas un seul livre. Ici et là, des étiquettes manuscrites au dessus des rayonnages, la plus mystérieuse étant ”Colegio-Emprisonnement”. Un monde d’où les livres ont disparu, où on ne sait plus lire, le Fahrenheit 451 de Bradbury et de Truffaut, un cauchemar, une désolation absolue. Comme chacun sait, les femmes qui lisent sont dangereuses. Celles ici présentes ne lisent que des lettres, des messages, des rapports, des compte-rendus, plus de livres.

Je sais bien que l’occupante actuelle des lieux n’est pour rien dans ce vide abyssal, mais sa présence en renforce le caractère tragique. Il s’agit donc ici d’un texte, d’une lettre de rupture signée X. En entrant, droit devant, sous l’écran où une femme interprète ce texte en langage des signes, une feuille qui le porte est trouée d’impacts de balles à travers lesquels jaillit la lumière.

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A droite, au dessus de l’inscription ‘Catalogues Bibliographies’ le même texte incompréhensible, en codes-barres, en braille, en sténo, en morse. Un texte rendu illisible, déchiqueté, inapprochable.

Et les 107 personnes qui le commentent, l’interprètent, glosent, lamentent, compatissent ne le rendent guère plus compréhensible, nous perdant dans leurs dédales, leurs obsessions, leurs étroitesses, les unes avec humour, les autres avec lourdeur. Comme à Venise, on ressent les mêmes irritations (C. Cellier), les mêmes respects (L. Shahid), les mêmes affinités (C. Angot), les mêmes sympathies (F. Aubenas) devant ces réactions.

Cette deuxième visite permet de reléguer le pathos à sa place et de mieux appréhender la dimension scénique. N’en déplaise à Buren, c’est toujours un livre sur les murs, photos, textes, vidéos aux places de lecture, cahiers, catalogue, livres d’or (un pour les hommes, un pour les femmes, en principe), un immense ensemble d’hyperliens, un métatexte qui enserre, qui oriente, qui oppresse.

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Le talent de Sophie Calle n’est point tant dans sa psychologie, dans la qualité de ses élans amoureux, dans sa projection et la mobilisation qu’elle entraîne, il est dans son habileté à construire tout cet édifice à partir de rien, d’un mail de rupture banal, et de le faire dans ce lieu vidé de sa substance, d’exposer le vide d’amour au milieu du vide de livres. Cette opposition, ce contraste sont-ils entre post-modernité furieusement tendance et culture livresque ? douleur et passion versus savoir et raison ? lettre éphémère contre livres éternels ?

C’est là que réside la rupture, au milieu de cette cacophonie à 107 voix, de cette barbarie aux livres disparus. Revenant à la feuille trouée de balles par la championne de tir Sandy Morin, on se remémore un précepte ancien “arma cedant togae”. La passion et ses armes ont chassé d’ici la toge, le savoir.

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Mais X (ou G… comme la photo annonçant l’exposition le montre, un peu dévoilé, inscrit sur le sein de Sophie) n’a pas été éliminé par le ‘choeur de la mort’ (Angot), les 107 voix féminines et les visiteuses pleines de sympathie compassionnelle (la salle accepte cent personnes à la fois; pendant ma visite, longue, il n’y a jamais eu plus de cinq visiteurs masculins). Réduit au silence, mais malicieux, il veille, écoute et se tait, ci-contre. 

Photos de l’auteur, excepté le portrait de Sophie Calle par Jean-Baptiste Mondino, 2007. Sophie Calle est représentée par l’ADAGP.


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