Terrible et fascinant, à plus d’un titre, et de bout en bout, ce magnifique Kampuchéade Patrick Deville ; texte fantôme que Jade aurait, j’en suis sûr, à plus d’un titre aussi et de bout en bout, littéralement a-do-ré ; texte sublime - le mot n’est pas trop fort… - emporté quasi par mégarde dans mes bagages, puis malencontreusement oublié (ou bien perdu) à Taïpé, retrouvé presque par miracle dix jours plus tard dans d’étranges circonstances… Je vous raconterai mais, en attendant, je vous dois bien ça !
Au fond de la cour, une baraque en bambou, dissimulée sous les bananiers et les palmiers, fait office de salle de massage. Dans l'obscurité, des nattes sur le sol. Au plafond un ventilo brasse l'air chaud. Une femme plus très jeune dont je ne saurai jamais le nom. Pas un mot. La peau très brune des femmes khmères, les trois sillons sur le cou, jamais un sourire, hiératique, le regard dur. Une Néari révolutionnaire. A-t-elle torturé ? A-t-elle été torturée ? Dans les rais de lumière des persiennes, son corps souple est découpé en lamelles soyeuses et cuivrées, nous sommes tous les deux baignés de sueur. Demain je m'en irai. Après avoir lu les journaux à la réception, j'ai réservé une embarcation pour traverser le Tonlé Sap. Du roman de Malraux demeurent deux souvenirs obsédants, le premier est tentation des armes à feu. « Toute ma vie dépend ce que je pense du geste d'appuyer sur cette gâchette au moment où je suce ce canon. ». Le second est la scène du bordel à Djibouti, après que Perken avait écarté les allumeuses du premier rang qui se pendaient à son cou, et choisi dans l'ombre une boudeuse à l'écart, parce que celle-là, ça n'avait pas l'air de trop lui plaire. Je me souviens d'un bordel souterrain Bangkok qu'on appelait autrefois l'abri antiatomique parce que les liaisons téléphoniques ne franchissaient pas la dalle de béton. Une vieille maquerelle chinoise m'y offrait du pop-corn. Elle me racontait la grande époque des GI en permission qui arrivaient du Vietnam. En fin de semaine des vendeuses des alentour venaient y tapiner un peu. Et je revoyais la scène du bordel de Djibouti, l'héroïsme et 1'érotisme de Perken, le rêve des combats perdus d'avance se dépasser soi-même, aller plus loin, être plus grand que soi, combattre la mort en soi, s'emparer du pouvoir quelque part, devenir roi des Sedangs ou des Jaraïs. La poésie de la beauté guerrière. Hector sanguinolent traîné dans la poussière derrière le char. Le bel orgueil des condamnés refusant la grâce. L'exaltation tragique, l'allégresse farouche de l'échec consenti. Et songeant à Perken, pendant que la Khmère consciencieuse écrase mes muscles dans la poussière jusqu'à la douleur, je sais combien des hommes vieillissants peuvent être aussi dangereux que des buffles ou des gaurs à l'agonie, qui voient venir la déchéance et n'en veulent pas, ne craignent plus la mort ni le regard des autres, et pourraient aussi se jeter dans les pires aventures aussi bien que de jeunes étudiants idéalistes. S'enflammer encore une fois avant d'être tout à fait ignifugés.