J’ai vécu sans le savoir, Comme l’herbe pousse ... Le matin, le jour, le soir Tournaient sur la mousse. Les ans ont fui sous mes yeux Comme à tire-d’ailes D’un bout à l’autre des cieux Fuient les hirondelles ... Mais voici que j’ai soudain Une fleur éclose. J’ai peur des doigts qui demain Cueilleront ma rose, Demain, demain, quand l’Amour Au brusque visage S’abattra comme un vautour Sur mon cœur sauvage. Dans l’Amour si grand, si grand, Je me perdrai toute Comme un agnelet errant Dans un bois sans route. Dans l’Amour, comme un cheveu Dans la flamme active, Comme une noix dans le feu, Je brûlerai vive. Dans l’Amour, courant amer, Las ! comme une goutte, Une larme dans la mer, Je me noierai toute. Mon cœur libre, ô mon seul bien, Au fond de ce gouffre, Que serai-je? Un petit rien Qui souffre, qui souffre! Quand deux êtres, mal ou bien, S’y fondront ensemble, Que serai-je? Un petit rien Qui tremble, qui tremble! J’ai peur de demain, j’ai peur Du vent qui me ploie, Mais j’ai plus peur du bonheur, Plus peur de la joie Qui surprend à pas de loup, Si douce, si forte, Qu’à la sentir tout d’un coup Je tomberai morte. Demain, demain, quand l’Amour Au brusque visage S’abattra comme un vautour Sur mon cœur sauvage...
Marie Noël, Attente / extrait, dans: Les Chansons et les Heures, - Le Rosaire des joies (coll. Poésie/Gallimard, 1983)