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Trio avec piano et Quatuor à cordes de Fernand de La Tombelle par Laurent Martin et le Quatuor Satie

Publié le 10 mars 2013 par Jeanchristophepucek
Camille Pissarro Coucher de soleil à Eragny

Camille Pissaro (Saint-Thomas, Îles Vierges, 1830-Paris, 1903),
Coucher de soleil à
Éragny, 1890
Huile sur toile, 65,2 x 81,3 cm, Jérusalem, The Israel Museum
(image en haute définition ici)

centre musique romantique francaise palazzetto bru zane
La réunion du pianiste Laurent Martin et du Quatuor Satie a décidément le don d'entraîner l'auditeur sur des chemins dont, bien souvent, il ne soupçonnait même pas l'existence. Après un disque magnifique et salué comme tel consacré à Alexis de Castillon (Ligia Digital, 2010, Incontournable de Passée des arts), ces artistes nous proposent, chez le même éditeur et toujours grâce au soutien du Palazzetto Bru Zane, une incursion dans la musique de chambre d'un autre compositeur largement oublié, Fernand de La Tombelle, dont ils nous proposent le premier enregistrement jamais réalisé du Trio avec piano op. 35 et du Quatuor à cordes op. 36.

Qui connaît un peu la musique française ne peut s'empêcher de sourire un peu amèrement en se disant que les maîtres de Fernand de La Tombelle ne pouvaient que lui valoir de connaître une longue de période de purgatoire, tant ils furent honnis par les tenants d'une avant-garde dont il faudra bien dire un jour qu'elle a opéré certains de ses choix avec le discernement d'un bulldozer. Notre musicien, né Antoine Louis Joseph Gueyrand Fernand, baron Fouant de La Tombelle, le 3 août 1854 à Paris, dans une famille où les arts tenaient une grande place – sa mère était une ancienne élève de Liszt et de Thalberg – fit tout d'abord de solides études en littérature et en droit avant de décider, à l'âge de 18 ans, de se consacrer à la musique. Il prit alors des cours de piano, d'orgue et d'harmonie avec Alexandre Guilmant qui tenait depuis 1871 la tribune de l'église de la Trinité puis entra dans la classe

Eugene Dorsene Fernand de la Tombelle 1890
d'harmonie de Théodore Dubois au conservatoire, avant de devenir, de 1885 à 1898, l'assistant de ce dernier à la Madeleine, dont il était titulaire de l'orgue. En dehors de ses deux maîtres, une autre grande figure eut sur La Tombelle une influence déterminante : Camille Saint-Saëns, qui lui prodigua conseils et encouragements, lesquels ne furent sans doute pas étrangers à l'éclosion de nombreuses œuvres de musique de chambre qui marquèrent la quinzaine d'années s'étendant du milieu des années 1880 au début de la décennie 1900 et valurent à l'auteur d'être récompensé, en 1896, par le prix Chartier décerné par l'Institut de France. Concomitamment, La Tombelle s'intéressa aux airs populaires de la région d'origine de sa famille et fit paraître, en 1889, les Chants du Périgord et du Limousin recueillis et harmonisés par ses soins, une publication qui le fit probablement remarquer par Charles Bordes et Vincent d'Indy avec lesquels, entre autres, il participa au lancement de la Schola Cantorum, que ces derniers avaient fondée en 1894 avec son maître Guilmant, et au sein de laquelle il enseigna l'harmonie de 1896 à 1904, une fonction qui provoqua chez lui une importante floraison de pages sacrées, vocales et pour son instrument de prédilection, l'orgue. Dans les années qui suivirent son départ de cette institution, le compositeur commença à s'éloigner de plus en plus de Paris et de ses querelles de chapelles pour se réfugier sur ses terres du Périgord où il pouvait, outre la musique, se livrer à ses autres passions, la peinture, la sculpture, l'astronomie, la photographie et même le sport. Cet homme aux multiples talents était déjà bien oublié lorsqu'il mourut, le 13 août 1928, en son château de Fayrac.

Compte tenu des modèles qui furent les siens, mais aussi de sa nature propre, La Tombelle ne fut jamais un révolutionnaire tant du point de vue de la forme que du langage. On ne trouve trace qu'exceptionnellement, dans sa production, des recherches formelles qui agitaient la jeune garde musicale de son temps, et sa trajectoire diffère également grandement de l'évolution très personnelle de son exact contemporain, Gabriel Fauré. Le Trio avec piano op. 35 et le Quatuor à cordes op. 36 proposés, dans cet enregistrement, conjointement à l'Andante espressivo pour violoncelle et piano, pièce de caractère en mi bémol majeur pleine de charme qui exploite avec bonheur le registre chantant de l'instrument à cordes, sont très caractéristiques de la manière de leur auteur. Créé le 17 février 1895, le Trio est une œuvre au romantisme parfaitement assumé qui tantôt regarde du côté de l'Allemagne

Camille Pissarro Automne Peupliers Eragny
, surtout dans ses mouvements extrêmes où domine l'expression d'un sentiment le plus souvent passionné, tantôt s'ancre nettement dans une esthétique bien française, ce dont témoignent son Trio d'un humour très Saint-Saëns et, plus encore, son Lento en ut majeur, page d'une remarquable hauteur d'inspiration et centre émotionnel de toute l’œuvre dont la mélancolie sereine fait immanquablement songer à Fauré auquel, à vrai dire, on pense bien souvent tout au long de la partition, en particulier lorsque certains contre-chants déploient des clairs-obscurs d'une richesse de coloris absolument somptueuse. Créé officiellement le 26 janvier 1896, le Quatuor alterne, lui, entre flamme romantique et révérence envers les modèles classiques comme le démontre son Allegro initial au sein duquel se côtoient des moments d'une netteté presque sévère et des effusions d'un lyrisme chaleureux. L'Allegretto assai scherzando fougueusement beethovenien qui le suit cède ensuite la place à un Adagio con molto espressione que sa concentration et son caractère parfois presque douloureux désignent comme le moment le plus dense, affectivement parlant, de toute la partition. Celle-ci s'achève sur Allegro con brio qui gagne lentement la lumière après avoir surmonté un parcours riche de tensions et d'assombrissements. Œuvre d'une belle maîtrise formelle, le Quatuor démontre, par l'utilisation qu'il fait du principe cyclique, que La Tombelle, qui regardait volontiers vers les productions du passé, était également attentif aux propositions du plus « moderne » César Franck, dont il se sert néanmoins à son gré plutôt que les suivre aveuglément.

Après la réussite de l'enregistrement consacré Alexis de Castillon, on attendait nécessairement le meilleur de cette nouvelle rencontre entre Laurent Martin et le Quatuor Satie ; sans retrouver complètement l'état de grâce de la précédente, la présente réalisation est, une nouvelle fois, d'un excellent niveau et même un peu plus s'agissant du Trio et de l'Andante espressivo, deux pièces de choix rendues avec un goût parfait. Dans l'ensemble, cette interprétation se signale par un très bel équilibre et une réelle écoute mutuelle entre ses protagonistes, quelle que soit la configuration adoptée (à trois, à deux ou à quatre), et il semble évident que ces musiciens ont l'habitude de jouer ensemble et qu'ils le font avec beaucoup de plaisir, sans qu'aucun cherche à briller aux dépends des autres. Il faut également souligner l'indéniable investissement des interprètes qui traitent ces partitions oubliées

Quatuor Satie Laurent Martin
avec le même sérieux et les mêmes égards que s'il s'agissait de chefs-d’œuvre reconnus, et leur insufflent le dynamisme et l'éloquence indispensables pour les faire brillamment renaître. Ce qui place néanmoins, à mon avis, la lecture du Trio et de l'Andante espressivo légèrement au-dessus de celle du Quatuor est la netteté des attaques, la précision des traits, et la clarté des lignes qui la caractérise, tandis que celle du Quatuor aurait gagné à plus de légèreté de touche et, en particulier, à un vibrato moins envahissant que celui employé, lequel a tendance à brouiller la subtilité de son architecture (c'est particulièrement sensible dans l'Adagio con molto espressione qui frôle parfois la sensiblerie), un travers dans lequel le répertoire romantique français exige, à mon sens probablement plus que tout autre, de veiller à ne pas tomber — le récent disque du Quatuor Modigliani a démontré qu'il était possible de faire montre de plus de décantation sans que la musique y perde la plus petite once de sa force expressive. À cette réserve près, les trois œuvres sont interprétées avec beaucoup de chaleur et sans excès malvenu de pathos, avec un raffinement et une retenue bien français qui rendent justice à la qualité de leur écriture et de leur inspiration.

Voici donc un disque de fort belle facture qui permet de découvrir en Fernand de La Tombelle un compositeur tout à fait intéressant et qui mérite sans nul doute mieux que l'oubli dans lequel il est aujourd'hui tombé. On recommande donc à tous les amateurs de musique de chambre romantique française de faire l'acquisition de cet enregistrement et l'on remercie tant Laurent Martin et le Quatuor Satie que Ligia Digital et, bien sûr, le Palazzetto Bru Zane de nous permettre de découvrir, dans d'aussi bonnes conditions, les joyaux ignorés de notre patrimoine musical.

Fernand de la Tombelle Trio op 35 Quatuor op 36 Quatuor Sat
Fernand de La Tombelle (1854-1928), Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur op. 35, Quatuor à cordes en mi majeur op. 36, Andante espressivo pour violoncelle et piano

Laurent Martin, piano
Quatuor Satie

1 CD [durée totale : 61'55"] Ligia Digital Lidi 0302235-12. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Trio op. 35 : [II] Lento

2. Quatuor op. 36 : [IV] Allegro con brio

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Fernand De La Tombelle : Trio op. 35 - Quatuor op. 36 | Compositeurs Divers par Laurent Martin

Illustrations complémentaires :

Eugène Dorsène (Saint-Yriex-la-Perche, 1854-Périgueux, 1917), Fernand de la Tombelle, 1890. Photographie, 24,5 x 17 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

Camille Pissaro (Saint-Thomas, Îles Vierges, 1830-Paris, 1903), Automne, peupliers, Éragny, 1894. Huile sur toile, 81,9 x 102,9 cm, Denver, Denver Art Museum (image en haute définition ici)


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