Michel Butor ouvre la grille blanche de sa maison « A l’écart », posée derrière l’église de Lucinges, en Haute-Savoie. Il a le pas léger, et c’est comme une apparition sur la neige. Etiqueté chef de file du nouveau roman, avec la parution en 1957 de La Modification, philosophe, poète, auteur de livres d’artistes, d’albums pour enfants, professeur, théoricien sur la musique, la peinture, la littérature, photographe, Michel Butor n’a cessé de parcourir le monde, à la recherche du renouvellement perpétuel.
Si son nom d’oiseau est familier à tous, peu connaissent l’œuvre foisonnante de ce flâneur invétéré, que les éditions de la Différence ont entrepris d’éditer intégralement, l’année de ses 80 ans. Michel Butor, à 86 ans, continue de participer activement à ce travail titanesque, loin d’être achevé.
Retrouvez l’entretien intégral avec Michel Butor dans Télérama, en kiosque le 13 mars.
Nous sommes assis dans votre bureau, et ce qui frappe, c’est le silence absolu…
J’ai choisi cette maison, avec ma femme, pour ses qualités acoustiques. En montagne, le bruit monte de la vallée. Si on est sur les pentes, les routes font des lacets, on entend les automobiles changer de vitesse pour virer, et c’est une véritable gêne sonore. Dans cette maison, je n’entends que les bruits naturels. Le vent dans les arbres, le coulis du torrent, les rires des enfants dans la cour de récréation, le chant des oiseaux, les cloches de l’église.
J’ai besoin de silence, parce que, avec le temps, je suis devenu de plus en plus sensible. J’ai perdu une partie de l’audition, mais paradoxalement, au fil des années, l’écriture a aiguisé ma perception de ce qui m’entoure, et j’ai besoin de me mettre « à l’écart », comme le dit le nom de cette maison. La photographie a beaucoup affiné ma perception visuelle. Autrefois, au temps du noir et blanc, le photographe était celui qui comprenait ce que devenait une image lorsque la couleur en était partie. Depuis, je réussis à analyser le rôle de la couleur à l’intérieur de ce que je vois.
Le nouveau roman a aussi été pour moi une école du regard. Pour pouvoir décrire parfaitement les choses, je me suis mis à les observer avec beaucoup plus de précision. Puis, quand j’ai écrit sur la musique, je me suis mis à faire attention à la façon dont les mots résonnaient, dont j’entendais le bruit du monde. Ce qui fait que je perçois la réalité avec une acuité un peu particulière…
Michel Butor explique à Bernard Pivot son besoin de solitude en 1994.
Vous avez souvent été précurseur, notamment en 1962 avec Mobile, votre livre-collage sur les Etats-Unis, qui semble fait sur un ordinateur d’aujourd’hui. Quel regard portez-vous sur le livre numérique ?
C’est un nouveau support avec des possibilités extraordinaires ! On n’en est qu’aux premiers balbutiements… Si j’étais jeune, je me passionnerais pour ça. Je voudrais que les livres numériques deviennent une forme de livres d’artistes complètement nouvelle. Pour l’instant, malheureusement, l’obsession, c’est de réussir à faire une tablette qui ressemble le plus possible au livre papier, en reproduisant le grain, le feuilletage… Il ne faut pas imiter, il faut inventer !
Le numérique fait peur. On ne parvient pas à l’appréhender, à le travailler, à l’explorer comme quelque chose de tout neuf, ce qui est une erreur. Tous ces instruments numériques ont été mis au point par les banques, les milieux d’affaires. Ce sont des gens qui ont en général assez peu de sensibilité, donc ils ne comprennent pas ce qu’ils ont inventé. Pourvu qu’ils fassent un peu d’argent, c’est tout ce qu’ils veulent, mais ils n’essaient pas du tout de réfléchir à ce qu’ils ont entre les mains.
Les poètes ont peut-être un rôle à jouer…
Naturellement ! Il n’y a que les poètes pour nous guider à l’intérieur de ces nouveaux territoires. Prenez Twitter. Cent quarante caractères, c’est une contrainte prosodique respectable, comme on a inventé celle du sonnet au XVIe siècle. Evidemment très peu de gens sont capables d’en tirer des choses intéressantes, de même que très peu ont été capables de créer des sonnets intéressants, sur les millions qui ont été écrits dans l’histoire de la littérature.