Avoir du talent se suffit-il à lui-même ? Cette interrogation, nous devrions nous la poser bien plus souvent, pauvres âmes que nous sommes, dénuées d’inspiration divine, tentant de laisser quelques traces éphémères dans ce monde où la culture de l’immédiat et du bon mot a pris le pas sur la perdurance et le discours argumenté. La multiplication des moyens de communication et la diffusion exponentielle de l’information ont radicalement modifié notre approche et notre esprit critique par rapport à cette notion de talent. Et force est de constater qu’on ne s’accorde que trop rarement le temps nécessaire afin de le déceler et de véritablement s’en imprégner. Cette notion d’urgence nous fait oublier l’essentiel dans l’action de chroniquer : juger un opus ne se résume pas à passer en revue 10 ou 12 chansons, à faire vite au risque de faire « pas très bien ». Cette démarche s’inscrit bien dans une entreprise de plus grande envergure visant à tenter de s’accaparer une œuvre en vue d’y déceler ce qui à nos yeux la rend cohérente pour ce qu’elle représente en tant que telle et pour son apport dans le projet artistique de son ou ses créateurs. Accorder du talent à tel ou tel artiste participe bien entendu d’une démarche subjective mais au regard de ce constat, il faut bien admettre que nous nous donnons de moins en moins les moyens d’en prendre conscience.
Les individus les plus talentueux, à nos yeux, sont indéniablement ceux qui, en sus de posséder une aptitude remarquable dans un domaine particulier (ici, la création musicale), parviennent de surcroît à inscrire leur travail dans une démarche évolutive. Parvenir à assimiler ses propres expériences afin de les transcender, ne pas se satisfaire du talent que l’on possède mais s’en servir pour viser encore un peu plus l’excellence. En ce sens, pour tout compositeur souhaitant jouer dans la cour des (très) grands, posséder du talent ne se suffit certainement pas à lui-même.
Du talent, Dustin Payseur nous a d’ores et déjà prouvé qu’il n’en était pas dénué. Au détour d’un premier album éponyme plus que convaincant et d’un EP d’une suavité digne de vous procurer le plus grand des « plaisirs », Beach Fossils, une des signatures inaugurales du décidément incontournable label Captured Tracks, avait démontré sa capacité à ciseler de subtils joyaux précieux et délicats dépassant rarement les 3 minutes 30 secondes. En ce sens, le What a Pleasure EP semblait (déjà) marquer l’apogée d’un genre, celui d’une pop trop riche pour être assimilée à un simple revival twee-pop mais pas assez respectueuse des codes établis pour prétendre s’ériger au rang de classique. À l’orée de ce fatidique second LP, la problématique était donc simple : pour continuer à exister (Cole Smith, camarade de jeu de Payseur étant parti entretemps tutoyer le succès avec DIIV), il convenait pour le combo, à l’instar d’un Robert Pirès harangué par Mémé Jacquet un soir de juin 1998, de trouver la recette miracle permettant de muscler son jeu tout en conservant cette forme de fragilité faisant justement sa force.
Et dans ce sens, l’évolution apportée par Clash the Truth est indéniable. Fortement influencée par la musique punk lors de la genèse de cet opus, la tête pensante de Beach Fossils est parvenue à capturer l’urgence et la spontanéité de ses influences tout en conservant le caractère structuré et discipliné de ses créations. Il a alors mis en place un ingénieux processus visant à densifier de manière conséquente la base rythmique de ses compositions en enregistrant en live dans une chambre percussions (avec la complicité de Tommy Gardner) et lignes de basse. Le résultat, sur des morceaux comme Generational Synthetic, cavalcade effrénée sous le joug d’une implacable batterie, ou encore Shallow, course à travers champs de plus de 3 minutes écrasant au passage les fleurs de The Wake pour aller jouer avec les petits copains de DIIV, est assez renversant d’audace et de dextérité. Les amours originelles n’en sont pour autant pas oubliées comme sur l’impeccable Crashed Out et le majestueux Taking Off, digne des compositions aériennes des premiers essais servi par Modern Holiday, court intermède instrumental en guise d’introduction. Trois petites pièces de ce genre jalonnent d’ailleurs cette réalisation, donnant à l’ensemble une touche supplémentaire de liant et permettant de faciliter l’alchimie entre la singularité des différents morceaux. Car l’exercice de style ne s’arrête pas là : alors que l’acoustique Sleep Apnea, vaporeuse berceuse sixties nous invite à l’abandon total, le tendu In Vertigo instaure un climat forcément hitchcockien à la fois inquiétant et envoûtant servi par la collaboration de Kazu Mikano, le tiers féminin de Blonde Redhead se rappelant aux ambiances des premiers essais de son groupe afin d’insuffler ce climat de petite « mort au Truth ».
Clash the Truth, par-delà le fait d’être une réussite certaine, marque une indéniable progression dans l’écriture et la carrière de Beach Fossils. Conserver le caractère mélodique et précieux des compositions tout en assimilant et façonnant à son image et de surcroît à bon escient de nouvelles notions, tel est le défi qu’a relevé avec brio Dustin Payseur. Membre quasi originel de Captured Tracks, il semble ainsi au travers de sa musique suivre l’inexorable et remarquable évolution du label, devenant son incarnation la plus représentative au travers des différentes influences musicales qu’il parvient seul à condenser. Entre le classicisme de Wild Nothing et la fougue de DIIV, Beach Fossils, au travers de cet album, offre la voie du consensus et s’inscrit comme un des groupes essentiels du label le plus intéressant du moment. Lorsque le mouvement l’emporte sur la suffisance, le talent n’a plus de limite.
Tracklist
Beach Fossils – Clash the Truth (Captured Tracks, 2013)
1. Clash the Truth
2. Generational Synthetic
3. Sleep Apnea
4. Careless
5. Modern Holiday
6. Taking Off
7. Shallow
8. Burn You Down
9. Birthday
10. In Vertigo (feat. Kazu Mikano)
11. Brighter
12. Caustic Cross
13. Ascension
14. Crashed Out